"Il est parvenu, en quelques mois seulement, à mettre un bordel dans une institution prestigieuse et ancienne"
Éducation nationale : le (dernier) mauvais coup de Vincent Peillon
Avec la complicité des syndicats, le ministre, bientôt recasé à Bruxelles, démolit le statut des enseignants. Démonstration par Jean-Paul Brighelli.
Une modification du décret de 1950 va encore aggraver la paupérisation des enseignants, parmi les moins bien payés des pays de l'OCDE. © Rierre Andrieu / AFP
Le 27 mars prochain, Vincent Peillon, quelques jours avant de quitter sans doute le ministère pour cause de campagne des européennes (il a ingénieusement prévu de se faire tête de liste dans le Sud-Est, ce qui lui assure, quel que soit le désamour électoral pour son parti, un gîte à Bruxelles pour les années à venir) et de remplacement par Ségolène Royal, disent les augures, fera signer à la plupart des syndicats d'enseignants l'abrogation des "décrets de 1950" qui régulaient depuis soixante-trois ans le temps de service des profs.
J'en ai déjà parlé ici même début janvier. On en était alors aux intentions. La plupart des syndicats n'ont pas bougé, sinon dans le sens du ministre. Dès lors, pourquoi se gêner et ne pas passer aux actes ?
Le nouveau texte, qui ramène les enseignants au cadre général de la fonction publique, établit que ce seront désormais 1 607 heures qui seront dues - en 36 semaines de cours. Soit un peu plus de 44 heures par semaine : cela fait beaucoup, cela contrarie la loi, et contrarie même Mme Royal, qui proposait jadis que nous passions tous à 35 heures. On peut donc s'attendre à un allongement de l'année scolaire (rentrée en août, 37, 38, 39 semaines de cours ? Impossible - les élèves n'y résisteraient pas, les chronobiologistes qui ont envahi la rue de Grenelle et imposé au ministre l'idée absurde des "rythmes scolaires" protesteraient sauvagement), et à ce que les enseignants soient mis à disposition des chefs d'établissement (pour jouer aux concierges ? animateurs de centres aérés ? gentils animateurs ?) et des responsables départementaux (pour les certifiés) ou régionaux (pour les agrégés).
Parce qu'en même temps que le sabotage du temps de travail (je résume : les profs travailleront deux fois plus pour un salaire équivalent, voire nettement inférieur en ce qui concerne les classes préparatoires), les syndicats se voient imposer la territorialisation de l'enseignement : dans un grand accès de fièvre anti-jacobine, le ministre souhaite effectivement ranger une fois pour toutes les établissements sous la férule des autorités locales qui les gèrent - les municipalités pour le primaire, les conseils généraux pour les collèges, les régions pour les lycées. C'est celui qui paie qui décide, n'est-ce pas, même s'il est incompétent.
À Marseille, où j'écris, j'entends d'ici les cris d'enthousiasme de mes collègues à la perspective de dépendre désormais de Patrick Mennucci, ce phare de l'intelligence qui prétend diriger la troisième ville de France.
Fin des garanties nationales, fin des libertés pédagogiques. Ah, si, il restera toujours la possibilité, pour les plus fortunés, d'inscrire leurs bambins dans des structures totalement privées.
La presse a été curieusement muette sur cette casse des conditions de travail de ceux qui forment les enfants - y compris ceux des journalistes. C'est que le projet du ministère s'est intelligemment étalé dans le temps, avec moult écrans de fumée et désinformation massive (curieusement relayée par des syndicats censés défendre les enseignants), après les manifestations brutales de refus organisées par les profs de prépa en décembre : ils se battaient pour leurs salaires, certes, et pour la réussite de leurs élèves (le noyau dur de ce qui marche encore en France, faut-il le rappeler) ; mais ils voyaient aussi venir Peillon avec ses gros sabots, qui, avec son projet, impose désormais à tous les enseignants des "missions" aux contours assez flous pour qu'on y glisse n'importe quoi.
Un fait aurait pu alerter les journalistes spécialisés : Luc Chatel, précédent ministre, mais aussi membre éminent d'une UMP qui d'habitude n'est pas avare de critiques, se félicite de l'initiative de son successeur. À ceci près qu'il envisageait d'augmenter les enseignants (travailler plus pour gagner plus), et qu'un ministère de gauche, sûr du vote d'un corps qu'il croit captif, impose, lui, de travailler beaucoup plus pour ne pas gagner davantage (et même nettement moins : les salaires, parmi les plus bas de l'OCDE, sont bloqués depuis des années, et les calculs les plus objectifs prouvent un recul, en dix ans, de 20 % des salaires, calculés en pouvoir d'achat).
Une pétition circule sur le Net pour organiser une protestation massive contre cet étrange projet qui vise à vider largement l'enseignement de ses fonctions... d'enseignement. Après tout, pourquoi se gêner ? Le ministère, autosatisfait des résultats pédagogiques (87 % de réussite au bac l'année dernière - qui dit mieux ?), estime que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais que l'on peut encore améliorer la réception des parents (la FCPE a bien plus de pouvoir, rue de Grenelle, que le plus puissant des syndicats d'enseignants), la mise à disposition des profs, l'écrasement des syndicats (qui ne fera pleurer personne à droite), et la caporalisation de tout le système : une partie des rémunérations sera désormais affectée par le chef d'établissement lui-même, sur des critères... personnels. De même, la liberté pédagogique passera désormais sous les fourches caudines du "projet d'établissement" (la réunionite, qui épuise tant de cadres dans le secteur privé aujourd'hui, gagne l'Éducation), matrice de toutes les dérives des pédagogues fous qui contrôlent la rue de Grenelle.
Cette semaine, le magazine Marianne se demande - question intéressante - qui tient véritablement les commandes du gouvernement. Lobbies, anciens condisciples de la "promotion Voltaire", responsables européens, et quelques personnalités occultes se tiennent les coudes et sont les vrais maîtres de la France. Pour l'Éducation, ce serait largement le Snes, parce qu'il est le principal syndicat du second degré, et plus globalement la FSU, parce qu'elle syndique une majorité des personnels de l'Éducation nationale (et pas mal d'autres dans la fonction publique).
C'est très exagéré. Les temps où le Snes cogérait le ministère sont bien finis, et Frédérique Rolet n'a pas avec Vincent Peillon, que je sache, les excellentes relations que Monique Vuaillat entretenait avec François Bayrou... Ça ne l'empêche pas de se tortiller pour épauler sans trop oser le dire le projet Peillon, même si localement des sections entières de son syndicat condamnent avec la plus extrême fermeté cette avancée en arrière que propose ou impose le ministre. Les adhérents du Snalc, dans les établissements, sont loin, très loin d'octroyer au ministre le blanc-seing que lui décernerait la direction du syndicat. Ça barde dans les états-majors. Peut-être était-ce aussi le projet de Peillon : diviser la base et les directions afin de réduire l'influence des uns et des autres.
Les ministres, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît, comme disait à peu près Michel Audiard. L'adjointe aux basses oeuvres de Vincent Peillon, George Pau-Langevin, ne vient-elle pas d'expliquer que nous participons - involontairement, dit-elle - à la discrimination raciale ?
En fait, ce sont aujourd'hui les syndicats les plus idéologues qui tiennent les rênes - essentiellement le SE-Unsa et le SGEN, qui sont, pour l'un, truffés de socialistes encartés, et pour l'autre, farcis d'ex-membres des Jeunesses ouvrières chrétiennes qui ont engendré Philippe Meirieu et ses clones. Le vrai pouvoir des copains, des coquins, des gredins et des grenelliens est là. Et proposer que les projets d'établissement soient les cadres directeurs de la pédagogie, c'est se livrer pieds et poings liés à des gens pour lesquels la transmission des savoirs n'est pas un enjeu prioritaire, pour parler poliment. Ni la remise en cause du collège unique. Ni la contestation de la politique des ZEP. Ni...
Je sais bien que les enseignants sont théoriquement très estimés, mais en pratique fort peu aimés (jalousie ? ignorance ?) par l'ensemble de la population. Le café du commerce déborde de gens qui pensent que nous exerçons une profession de paresseux accrochés à leurs quatorze semaines de vacances, une profession où il suffit de parler pour être entendus d'élèves toujours obéissants : ce doit être pour cette raison que si peu de candidats se présentent aux concours de recrutement, que tant d'enseignants craquent, que la clinique de la Verrière est débordée, et que certains collègues en finissent avec ce métier si enviable, parfois par des moyens atroces. Aux abonnés des "yaka" de comptoir et des "ilsuffitde" de bistro, je suggère de venir faire cours une semaine dans un collège quelconque, pour voir. Après, on en reparle.
Les enseignants font de leur mieux pour former des générations de Français - ceux qui me lisent en ce moment même leur doivent au moins la capacité... de lire - et de critiquer. Ce n'est pas rien, c'est même presque tout. Les enseignants ont fait leur boulot depuis soixante ans dans le cadre d'un statut dérogatoire, mais fonctionnel : ces 15 ou 18 heures de cours correspondent, de l'aveu même des services du ministère, à 40 heures de travail hebdomadaire effectives en moyenne - et bien davantage en classes prépas, cette cible de choix de Vincent Peillon. Pendant que la durée hebdomadaire du travail diminuait, elle est restée la même pour les enseignants, avec des salaires bloqués (voire en diminution : Claude Allègre, via le calcul modifié des heures sup, a diminué de 17 % les revenus moyens des enseignants - et il y en a encore qui votent PS !).
Les projets du ministre sont autant de mauvais coups portés à la fois aux enseignants et à leurs élèves. Parce qu'accabler les profs se répercutera fatalement sur les élèves : qui aura encore envie de faire ce métier, sinon de façon temporaire, en bouche-trou avant de trouver un emploi véritablement rémunérateur ? Les profs seront-ils encore capables d'exiger le meilleur, quand ils seront choisis parmi les ultimes masochistes ?
Signez et faites signer la pétition qui proteste contre les mauvais coups conjugués du ministère et de syndicats idéologues ! Intervenez dans les établissements, et aussi parmi les parents d'élèves, pour exiger non une "évolution" vers l'abîme, mais une révolution qui ramènera le savoir au premier plan, et la transmission de ce savoir au premier rang des exigences. Ou cessez à jamais de vous plaindre.
"Aucun programme scolaire ne tient vraiment debout en France"
Le mathématicien Jean-Pierre Demailly constate que les programmes scolaires sont devenus complètement incohérents. Brighelli l'a rencontré.
Selon Jean-Pierre Demailly, les programmes de science au collège "semblent être là uniquement pour donner le change et masquer la faible rationalité des contenus."(Photo d'illustration). © Franck Perry / AFP
Propos recueillis par Jean-Paul Brighelli
Littéraire de goût, de formation et de pratique, je ne me sens guère de légitimité pour parler des programmes de mathématiques et plus généralement de sciences à l'école.
J'ai donc demandé à Jean-Pierre Demailly, professeur de mathématiques à l'institut Fourier (Grenoble-I), membre de l'Académie des sciences, qui a collectionné (sans le faire exprès, je peux en témoigner) les plus hautes distinctions et qui est incidemment le président du Grip, ce laboratoire des méthodes intelligentes auquel Vincent Peillon, contrairement à ses prédécesseurs, n'accorde plus qu'une aumône, de donner son sentiment sur les programmes, de la maternelle au bac.
Le Grip, outre ses manuels d'apprentissage de lecture-écriture, édite plusieurs manuels d'apprentissage des mathématiques dont tous ceux qui les ont eus en main et les ont testés sur les chères têtes blondes ou brunes - moi-même, en l'occurrence, mais aussi Natacha Polony, qui en fait grand cas pour ses propres enfants - louent les vertus. Parents, grands-parents, éducateurs, instituteurs, je vous laisse juges des décisions qui s'imposent...
Jean-Paul Brighelli : Vous avez à maintes reprises alerté l'opinion et les services ministériels sur l'épidémie d'innumérisme et de dyscalculie qui frappe aujourd'hui les écoliers français.. Quelles en sont les causes ?
Jean-Pierre Demailly : Les réformes successives du système éducatif français depuis la fin des années 1960 ont progressivement vidé les programmes scolaires de leur contenu. Les réformes ont surtout été pensées en termes de gestion des flux ou en termes budgétaires, et - pour autant qu'il y ait eu réellement un pilote dans l'avion - les responsables n'ont en général prêté qu'une attention très faible à la cohérence et à la pertinence de ce qui pouvait être enseigné. La situation est particulièrement catastrophique pour l'enseignement des mathématiques et des sciences physiques : il n'y a pratiquement aucun programme à quelque niveau que ce soit qui tienne encore vraiment debout dans notre pays ; on peut observer des incohérences et des lacunes majeures dans toutes les progressions scolaires, depuis la maternelle jusqu'aux classes préparatoires et à l'université.
Cela, c'est l'actualité. Mais d'où venons-nous, et où allons-nous - mathématiquement et pédagogiquement parlant ?
La France avait eu la chance, avec les grands fondateurs de l'école de la République, comme Pauline Kergomard, d'être l'un des premiers pays au monde à reconnaître le rôle fondamental des premiers apprentissages et de l'école maternelle, et ce dès les années 1880. À cet âge, le langage oral joue un rôle très important, mais les enfants peuvent aussi déjà s'exprimer par le dessin et diverses formes de graphie, préparant ainsi la lecture et l'apprentissage de la géométrie. La synergie des différentes activités joue un grand rôle - il est possible de faire du calcul à l'occasion des séances de gymnastique (mise en rang, etc.) ; la danse, les postures physiques aident à la latéralisation, indispensable à la lecture. On peut même arriver assez vite à des petits problèmes de calcul comme la division par 2, à l'occasion de problèmes de partage simples. Or les objectifs actuels de la maternelle tendent à nier tous ces apprentissages explicites (dessin, graphie, maîtrise du langage oral, calcul sur les petits nombres, premiers déchiffrages) au profit d'objectifs flous comme le "vivre ensemble", quand il ne s'agit pas de pseudo-cours ubuesques de sociologie ou de philosophie. Ainsi la question cruciale du sexe des anges semble être redevenue un des principaux sujets de préoccupation ces dernières semaines...
À l'école primaire, les premiers enjeux - et les enjeux premiers - sont la maîtrise de l'écriture-lecture et du calcul. Ces apprentissages fondamentaux ont hélas beaucoup souffert de la mise en place de méthodes, de programmes et de progressions d'enseignement inadaptés. Peu à peu, le savoir-faire des professeurs d'école s'est érodé, et aujourd'hui, sans en avoir conscience, une majorité d'entre eux se contente de pratiques sous-performantes, souvent à l'instigation de l'institution scolaire elle-même.
L'inefficience de l'apprentissage de la lecture a été fortement médiatisée, du fait de l'usage très répandu de méthodes idéovisuelles ou semi-globales désastreuses. Mais il faut savoir que l'enseignement du calcul et de la géométrie est aujourd'hui tout aussi catastrophique. La pratique de nos classes expérimentales SLECC a confirmé qu'il était beaucoup plus efficace d'apprendre la numération et les quatre opérations arithmétiques simultanément. Cet enseignement est indissociable de celui de la langue et des autres sciences, à travers la rédaction détaillée des solutions, la manipulation des unités de grandeur, la résolution permanente d'exercices, l'observation, la mesure... Or les programmes ignorent ces contraintes et continuent à étaler sur plusieurs années l'apprentissage des quatre opérations en les dissociant entre elles, et en les dissociant de leurs applications. Il faut signaler cependant que les savoirs fondamentaux ne constituent pas un but en eux-mêmes : il s'agit de former de futurs citoyens capables de s'exprimer clairement, de penser de manière rationnelle, de forger un regard critique sur les situations de la vie ; pour cela, il est nécessaire de s'appuyer sur une solide connaissance de l'environnement historique, géographique, scientifique et technologique de nos sociétés.
Sur des bases aussi incertaines, comment a-t-on cru pouvoir bâtir un collège (unique...) et un lycée qui se tiennent ? Mes collègues de prépas scientifiques déplorent (surtout cette année, où ils reçoivent les premiers produits, si je puis dire, de la réforme Chatel) l'impréparation de leurs élèves.
Le collège concentre aujourd'hui des difficultés majeures : beaucoup d'élèves sortent en effet du primaire avec un niveau catastrophique, parfois sans même maîtriser la lecture, et les classes sont donc souvent extrêmement hétérogènes. Le problème est aggravé par la structure rigide du collège unique, là où il faudrait davantage valoriser les aptitudes manuelles, artistiques ou sportives de certains élèves, en leur offrant des voies exigeantes en rapport avec leurs capacités et leurs intérêts. On a préféré niveler les programmes par le bas, condamnant les bons élèves, ou même les élèves moyens, à la sous-alimentation chronique ou à la paresse. Pis encore, les programmes de science sont devenus un galimatias incohérent où les objectifs parfois trop ambitieux semblent être là uniquement pour donner le change et masquer la faible rationalité des contenus. Le lien entre les sciences physiques et les mathématiques est constamment rompu.
On parle ainsi de pH en chimie en classe de 3e, alors que les élèves n'auront pas encore entendu parler de logarithmes, on n'hésite pas à introduire les tensions sinusoïdales, voire la notion très difficile de tension efficace, alors que seules les fonctions linéaires et affines sont au programme de mathématiques... Et cela devient presque pire au lycée : avec la réforme Chatel, les programmes de sciences ont été littéralement massacrés à la tronçonneuse ; il est vrai qu'ils étaient déjà très mauvais. En terminale S, où globalement les horaires de sciences sont très faibles par rapport à la glorieuse terminale C des années 1970, on n'hésitera donc pas à parler de "transferts quantiques d'énergie" ou de "temps et relativité restreinte". Cependant, ce n'est que d'extrême justesse, et à la suite d'une pétition des professeurs de mathématiques, que le calcul vectoriel en dimension 3 ne s'est pas retrouvé sabordé du programme ; il est donc déjà impossible d'espérer traiter en profondeur les aspects les plus élémentaires de la mécanique newtonienne !
Avec de telles bases, il n'est pas étonnant que l'on assiste en ce moment à un véritable massacre des formations supérieures, notamment celle des professeurs. La comparaison avec les pays asiatiques place aujourd'hui la France dans une situation de profond sinistre éducatif, et le pire semble à venir si le ministère de l'Éducation nationale ne reprend pas ses esprits.
Source : Le Point.fr