La solution radicale d'une allocation versée à tous sans condition est tout sauf farfelue
L’idée bien excentrique de prime abord d’un revenu universel fait son chemin. Soumis à un référendum d’initiative populaire en Suisse en juin prochain, expérimenté pendant deux ans en Finlande à partir de 2017, le versement d’une allocation de base à tous sans condition de ressources, ni contrepartie fait de plus en plus d’adeptes. Il faut dire que la formule par sa simplicité même ne manque pas d’attraits pour répondre à l’inefficacité générée par la complexité des systèmes de protection sociale de l’Etat providence. Pour l’heure, en France aucun politique de poids n’a encore mis son crédit pour lui. Quant aux technocrates, ils rechignent manifestement à expertiser un dispositif par trop révolutionnaire à leurs yeux. Au risque d’être rattrapés, les premiers comme les seconds, par une idée qui finira peut-être par s'imposer plus tôt qu’on ne le pense comme une évidence.
Mais que ce revenu soit cumulable avec d’autres sans aucune contrepartie exigée en retour, cela dépasse l’entendement. Et fait ranger spontanément le revenu universel dans la catégorie des utopies redistributrices à ne pas prendre au sérieux. Même si ses promoteurs le financent en général non par de la création monétaire ex nihilo, mais par des ressources publiques via l’impôt ou la redistribution. Les militants de ce revenu de base pour tous prétendent détenir la formule magique capable tout à la fois d’éradiquer la pauvreté et de libérer les individus des servitudes du travail contraint. Et ils envisagent parfois une autre version du revenu universel sous la forme d’un capital versé en une seule fois à la majorité de l’individu, voire même à la naissance, ce qui ne fait qu’ajouter au scepticisme. Pourtant, en dépit de toutes ces caractéristiques à faire fuir tout esprit rationnel, jamais le revenu universel n’a fait autant parler de lui en bien que ces derniers mois. Le nombre de ses supporters, issus aussi bien de la gauche que de la droite, s’accroît chaque semaine.
“Les militants de ce revenu de base pour tous prétendent détenir la formule magique capable tout à la fois d’éradiquer la pauvreté et de libérer les individus des servitudes du travail contraint”
Dans les colloques, le revenu universel fait cohabiter en bonne intelligence des libéraux pur jus et des marxistes authentiques. C’est toutefois de la Finlande qu’est venu le coup de booster décisif. En annonçant à la fin de l’année dernière la mise à l’étude d’une expérimentation du dispositif pendant deux ans à partir de 2017, Helsinki a fait plus progresser la cause du revenu universel que durant le demi-siècle passé, depuis que Milton Friedman l’avait remis en selle sous la forme de son célèbre impôt négatif dans les années soixante. Et après la Finlande, la Suisse pourrait suivre, si le référendum d’initiative populaire sur l’instauration du revenu universel est gagné en juin. Mais comment cette idée, farfelue de prime abord, parvient-elle à rallier à elle des esprits rationnels et des pays réputés pour leur sérieux ?
Une vieille idée d’actualité
Le revenu universel est une vieille idée dont les soubassements philosophico-économiques, posés il y a deux siècles et demi, apparaissent à l’analyse toujours recevables. Invoquant les droits naturels de l’homme, le philosophe Thomas Paine formule, sous le Directoire, l’idée selon laquelle le simple fait pour un individu d’être né ouvre à ce dernier un droit à percevoir sa part du capital accumulé sur la Terre qui est la propriété de tous. Aujourd’hui où l’on n’a jamais autant parlé de la dette laissée en héritage aux nouveau-nés, il ne serait pas moins légitime de créditer à ces derniers leur part d’actif. Même s’il faut reconnaître que la valorisation de cette situation patrimoniale nette est difficile à établir de façon opérationnelle. Quoi qu’il en soit, l’intuition conceptuelle de Thomas Paine n’en finit pas d’inspirer depuis 250 ans, à épisodes réguliers, des projets d’instauration de revenu universel.
L’autre dimension, qu’avaient pressentie ces pionniers du revenu universel, tient à la prise en compte de la réalité du travail fourni par tout un chacun. “Les individus réellement oisifs forment une infime minorité de la population. Simplement bon nombre d’activités – de l’éducation des enfants à la maison par les parents en passant par le bénévolat – ne sont pas reconnues car non monétisées. Le revenu de base sert à opérer cette reconnaissance” explique l’expert Philippe Van Parijs, professeur à l’université de Louvain et animateur d’un réseau dédié au revenu de base. Une démarche d’autant plus d’actualité que la sphère non marchande tend à se développer. L’emploi évolue de plus en plus vers le précariat avec des alternances de période d’activité et d’inactivité qui posent de façon encore plus aiguë le problème de la continuité des moyens de subsistance, auquel le revenu universel apporte une réponse. Autre nouveauté d’ordre sociologique : l’apparition chez les individus de nouveaux arbitrages entre le travail et le revenu, avec la volonté de plus en plus affirmée de se libérer des sujétions du salariat. “Un certain nombre d’individus sont prêts à gagner moins pour peu que leur travail les intéresse.
“Les individus réellement oisifs forment une infime minorité de la population. Simplement bon nombre d’activités – de l’éducation des enfants à la maison par les parents en passant par le bénévolat – ne sont pas reconnues car non monétisées. Le revenu de base sert à opérer cette reconnaissance”
Le revenu universel augmente leur degré de liberté dans ce choix”, explique le sociologue Julien Damon. La finalité première du revenu universel n’est reste pas moins la lutte contre la pauvreté. Or le diagnostic posé par ses partisans est difficilement contestable. Force est de constater en effet qu’en dépit des centaines de milliards d’euros mis au pot (plus de 600 milliards en France, 35 % du PIB), le système de l’État-providence a failli dans sa mission ultime, celle d’éradiquer la pauvreté en assurant à tous les individus des conditions de vie dignes. En France, constat désolant, la proportion de pauvres dans la population reste toujours élevée (14 %) et elle inclut malheureusement inévitablement un bon nombre d’enfants. Or dans sa volonté de bien faire et de couvrir toute la population, l’État social s’est fourvoyé en cherchant à traiter un maximum de cas particuliers par la multiplication de prestations, barèmes et autres exonérations qui l’ont rendu opaque et inefficace. “Le système génère inéluctablement un tas aberrations.
Ainsi près de 30 % des bénéficiaires potentiels du RSA, allocation censée aider les plus démunis, ne le réclament pas du fait de sa complexité et de son caractère stigmatisant. Sans compter les discriminations qui font par exemple qu’un couple au RSA touche seulement 750 euros contre 500 euros pour une personne seule”, déplore l’économiste Marc de Basquiat, spécialiste de la réforme du système socio-fiscal français.
Des caractéristiques résistantes à la critique
S’il peut donc être fondé philosophiquement et compréhensible dans son principe, le revenu universel, dans la pertinence de ses caractéristiques, n’en interpelle pas moins fortement : comment justifier en effet dans un monde de rareté de distribuer une allocation à tout le monde sans aucune contrepartie ? Premier point : l’automaticité du versement de l’allocation, autrement dit son caractère universel. Il faut bien comprendre que pour ses partisans, cette automaticité est la condition même de la réussite du revenu universel, si l’on veut en particulier lever l’obstacle bien réel chez les plus déshérités, on l’a vu plus haut avec le RSA, de devoir le demander. Et même si cette automaticité a pour effet d’inclure dans le dispositif des gens aisés qui n’ont donc pas a priori besoin de cet argent. L’inconvénient est néanmoins fortement atténué par le fait qu’étant intégrée dans le revenu imposable, l’allocation est en partie reprise par l’impôt – et dans une proportion croissante dans le cas d’un barème progressif –, rétorquent les militants du revenu universel.
Autre argument décisif en faveur de l’égalité de traitement mis en avant par exemple par le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB) : “elle élimine les discussions sans fin sur le choix des bénéficiaires et les critères de conditionnalité, et par sa simplicité même, elle élimine toute bureaucratie, allégeant ainsi les charges de la collectivité”. Bref, un véritable choc positif de simplification. Mais c’est l’absence de contrepartie au versement du revenu universel, notamment en termes de travail, qui heurte le plus les principes moraux. Sur ce plan, les partisans du revenu universel font valoir qu’en la matière, il n’y a rien de nouveau, puisque bon nombre d’allocations non contributives du système existant sont déjà distribuées sans rien exiger en retour.
“Elle élimine les discussions sans fin sur le choix des bénéficiaires et les critères de conditionnalité, et par sa simplicité même, elle élimine toute bureaucratie, allégeant ainsi les charges de la collectivité”. Bref, un véritable choc positif de simplification”
Quant à instaurer une obligation de travail en retour, “il faudrait alors créer une sorte de STO [service du travail obligatoire, ndlr] et personne n’imagine cela” tranche Julien Damon. Questionnement connexe : le revenu universel n’incite-t-il pas à la paresse ? Bien au contraire, rétorquent ses partisans puisqu’en en se cumulant avec tout autre revenu, il incite à la reprise d’activité en évitant l’effet de seuil des prestations servies sous conditions de ressources dont on sait qu’il enferme bon nombre d’individus dans une trappe à pauvreté (en se remettant à travailler, l’individu perd son allocation, ce qui réduit son gain net et donc sa motivation à reprendre un travail). Le plus efficace pour toucher à coup sûr les plus pauvres, vraiment incitatif à la reprise d’activité et source d’économie par sa simplicité : le dispositif du revenu universel n’est donc pas loin de cumuler tous les avantages.
Le choix du montant
Reste la question cruciale de son financement, qui renvoie dans un premier temps à la détermination de son montant. D’un côté, ce montant ne doit pas être trop faible si l’on veut garder tout son sens au dispositif et surtout son efficacité, de l’autre côté, la somme doit être réaliste pour rester dans une épure financière gérable. L’Alaska, premier pays à avoir mis en place en 1982 un revenu universel indexé sur les intérêts d’un fonds pétrolier, a versé 120 dollars à tous les résidents l’an dernier, un montant jugé insuffisant pour enclencher les vertus attendues du système. Les Suisses, à l’initiative du référendum de juin prochain, ont inversement construit leur projet sur un niveau de revenu universel considéré comme irréaliste de 2 280 euros par adulte et de 570 euros par enfant.
Derrière la nécessité de trouver un juste milieu entre le pas assez et le trop, un vif débat existe sur les différentes versions possibles du revenu universel en fonction des sommes que l’on croit pouvoir mettre sur la table. Il y a la version radicale dans laquelle on convertit l’intégralité des transferts sociaux existants en une allocation unique, forfaitaire et uniforme. Aux États-Unis, chaque Américain toucherait dans ce système rénové environ 10 000 dollars annuels, à charge pour chacun avec cette somme de souscrire une assurance santé et d’épargner pour sa retraite.
“Dans Liber, tout le monde touche le revenu universel (470 euros), mais tout ou partie de cette somme est reprise par la fiscalité – qui est, au passage, réformée radicalement – selon la logique de l’impôt négatif”
Certains économistes français se calent sur une autre version, médiane haute, avec un revenu universel situé entre le RSA et le Smic, soit autour de 800 euros mensuels. Coût total en brut, 624 milliards d’euros et 450 milliards en net (après impôts), soit exactement le montant actuel des dépenses de Sécurité sociale. Un ordre de grandeur qui rend le scénario de l’instauration du revenu universel difficilement envisageable, puisqu’il reviendrait à tout chambouler en renversant ni plus ni moins la table de notre protection sociale. D’où la nécessité d’envisager un calibrage plus réaliste, sans rien renier pour autant des caractéristiques vertueuses du mécanisme. C’est à cet exercice difficile que s’emploie depuis plusieurs années Marc de Basquiat.
Dans cette troisième version du revenu universel que l’économiste baptise Liber, tout le monde touche le revenu universel (470 euros), mais tout ou partie de cette somme est reprise par la fiscalité – qui est, au passage, réformée radicalement – selon la logique de l’impôt négatif. “Avec cette nouvelle redistribution, en simplifiant, une bonne moitié de la population est récipiendaire nette, un quart est contributrice nette, et pour un cinquième, la situation n’évolue pas”, écrit-il. Si ce système déroge in fine au principe d’universalité, il a un énorme avantage : il est financé.
Le temps de la responsabilité ?
Derrière la problématique technique ardue du calibrage du dispositif, c’est toute la question fondamentale de la rénovation d’un système socialo-fiscal à bout de souffle qui est posée. Dans un premier temps, au début de notre ère industrielle, la réponse au problème de la pauvreté est passée par l’assistanat via les institutions de charité. Une réponse forcément limitée, et surtout incapable de désamorcer les risques de révolte sociale. D’où, dans le courant du XXe siècle, la construction d’un État-providence reposant sur le principe de solidarité. “Celui-ci a commencé tout petit rappelle Philippe Van Parijs. L’État-providence a mis des dizaines d’années à arriver à maturité. Mais aujourd’hui que cette machine redistributrice semble à bout de souffle, la leçon de cette expérience doit être retenue. Pour le revenu universel, mieux vaut commencer prudemment mais sûrement” plaide Philippe Van Parijs, adepte de cette solution qui, en plaçant l’individu au centre du système, le responsabilise.
“L’État-providence a mis des dizaines d’années à arriver à maturité. Mais aujourd’hui que cette machine redistributrice semble à bout de souffle, la leçon de cette expérience doit être retenue. Pour le revenu universel, mieux vaut commencer prudemment mais sûrement”
À court terme, la fusion des minima sociaux en une allocation unique inscrite dans certains programmes présidentiels, dont notamment celui de François Fillon, serait une première étape. Mais pour la suite, gardons-nous de dire que le revenu universel, “ça ne marchera jamais”. Au risque d’être un jour prochain démenti, car l’idée chemine et finira peut-être par s’imposer plus tôt qu’on ne le pense comme une évidence.
Par Philippe Plassart
SOURCE : LENOUVELECONOMISTE