Ce dont les «Pentagon Papers» ne parlaient pas
Deuxième partie : Ce qui passait totalement à la trappe

Présentés une fois de plus comme l’aventure héroïque de valeureux journalistes et patrons ou propriétaires de médias dévoués corps et âme à la défense de la vérité et du devoir d’informer le public, l’affaire des Pentagon Papers était en définitive tout sauf une remise en cause de la guerre. C’était plutôt le bon vieux point de vue du Pentagone sur « les guerres du Viêtnam », relooké en « fuite de dossiers ultra secrets » pour plus d’attractivité et lancé à l’échelle nationale, sur un coup de pub monumental, comme l’éclairage totalement inédit de tout ce que vous auriez dû savoir sur la guerre et qu’on vous avait caché jusqu’ici. Autrement dit l’arnaque classique d’une vieille soupe remixée pour l’occasion dans un nouveau packaging. En réalité, pour ceux qui depuis le début de la guerre s’étaient tenus au courant de ce qui se passait réellement au Viêtnam, sans tenir pour argent comptant tout ce qu’on pouvait leur dire mais plutôt en variant les sources et en pratiquant un recoupement systématique et méthodique, sur la base de détails épars et de contradictions flagrantes sur la durée, les Pentagon Papers n’annonçaient rien, ne révélaient rien, n’explicitaient rien, ne dénonçaient rien et ne contredisaient en rien la version officielle rabâchée depuis près de vingt ans dans les mêmes médias de référence. Certaines des 4 000 pages démontraient simplement que Eisenhower, Kennedy et Johnson avaient tous trois délibérément menti au peuple au sujet de leurs intentions concernant la guerre, et violé le droit international.
L’affaire des Pentagon Papers éclate en 1971. La Guerre du Viêtnam dure depuis les années 1950. Les USA soutiennent d’abord la France, qui échoue à récupérer ses colonies, puis continuent à envoyer du matériel de guerre et des conseillers militaires, puis du personnel, puis des troupes, pour instituer au Viêtnam le même modèle édifiant et didactique que celui imposé à la Corée et à l’Allemagne : 2 demi-pays ennemis séparés par une ligne de démarcation et un no man’s land miné, avec les gentils, riches et heureux d’un côté, et les méchants, pauvres et dangereux de l’autre. Le choix offert aux Viêtnamiens est simple et clair : soit vous acceptez une partition définitive, soit le pays sera intégralement détruit et définitivement incapable de se relever. En 1955 Eisenhower installe Diêm, déjà Premier ministre, à la tête du Sud-Viêtnam. Kennedy (gentil démocrate) succède à Eisenhower en 1961 et opte officieusement pour l’élargissement de la guerre contre-insurrectionnelle des USA contre les communistes viêtnamiens, mais prétend officiellement le contraire. Les bombardements du Sud-Viêtnam et les opérations de destabilisation du Nord-Viêtnam commencent dès cette période. Les bases de la stratégie américaine sont d’ores et déjà mises en place : au Nord, bombardement des villes industrielles et sabotage des infrastructures (OPLAN 34Alpha n’est officialisé qu’en 1964, lorsque le Pentagone en prend le commandement, mais les opérations commencent dès 1954-55, peu après l’arrivée de Lansdale, et se poursuivent sous Kennedy, dirigées par la CIA) ; au Sud, destruction des forêts et mangroves pour « désanctuariser » le maquis, systématisation du programme « révolutionnaire » déjà mis en place par la France de destruction des zones rurales résistant à l’autorité (destruction des villages et anéantissement des vergers, cheptels et systèmes d’irrigation ; stérilisation chimique ou mécanique des terres arables ; contamination des puits et des rivières) et déportation sélective des populations dans des camps de travail avec barbelés, miradors et gardes armés (les « hameaux stratégiques »), hors de portée des communistes. C’est dans le cadre de cette stratégie d’élimination physique de la résistance communiste que sont mis en place les programmes de « bombardements stratégiques » (avec utilisation massive de bombes à fragmentation dans les « tapis de bombes » des B52 et largage aérien de mines antipersonnel sur des milliers de km2), et les programmes, Ranch-Aid (Agent orange et autres) et Phoenix (élimination systématique des leaders de la résistance, remplacés autant que possible par des agents stay-behind organisant une résistance parallèle ou des désertions de masse, comme dans le programme Picking-Cherries au Cambodge). Fréquemment condamnés pour leur non respect des conventions internationales, ces programmes changeront plusieurs fois de nom durant la guerre. Le terme de bombardement de saturation renvoie pour sa part notamment à l’idée de saturer les terres de mines et de srapnels, ce qui, pour des rizières, où l’on travaille pieds nus et à la main, est particulièrement rhédibitoire. C’est aussi à cette période que les USA décident de prendre aussi le contrôle du Cambodge et du Laos.
Largement majoritaires, les communistes sud-vietnamiens, rejoints par une grande partie des nationalistes/indépendentistes, refusent de rejoindre le Nord-Viêtnam en abandonnant le Sud-Viêtnam à de nouveaux colons étrangers, et rejettent l’autorité de Saïgon. Diêm et son frère ont le soutien d’une partie des élites urbaines, des milieux d’affaires et de la diaspora, souvent liée aux mafias locales, mais penchent néanmoins de plus en plus vers un compromis avec Hanoï, inacceptable pour Washington. Le 2 novembre 1963, Kennedy fait assassiner Diêm et son frère. Il est lui-même assassiné peu après, le 22 novembre 1963, mais tout lien éventuel entre les deux assassinats reste un tabou inconcevable pour l’Amérique, qui entre alors pleinement en guerre « aux côtés des Sud-Viêtnamiens » pour les « défendre » des communistes (largement majoritaires au Sud-Viêtnam). Les enjeux sont de taille : récupérer le plus de littoral possible à l’Ouest du Pacifique. Les USA estiment avoir déjà « perdu la Chine », mais ils tiennent à garder le Japon, la Corée du Sud, l’Indonésie, les Philippines (où ils détiennent leurs deux plus grandes bases au monde : Ubik et Clark) et le Sud Viêtnam, ce qui, en termes de débouchés commmerciaux comme de stratégie est tout à fait considérable. Or, perdre le Viêtnam et le Cambodge ou, pire, les laisser se développer sur un modèle indépendant du modèle occidental et hors de la sphère d’influence US, c’est risquer de perdre tout le reste.
Sous Wilson, la guerre s’intensifie, le nombre de soldats US augmente par vagues successives jusqu’à dépasser de plusieurs centaines de milliers le demi million généralement annoncé comme un plafond (plus de 8 millions de militaires s’y sont succédés, la très grande majorité étant restés à l’abri dans leurs bases). S’y ajoutent les centaines de milliers d’autres militaires US stationnés au Laos, au Cambodge, mais surtout en Thaïlande, et aux Philippines. S’ajoutent à cela les quelques 700 000 hommes de l’ARVN (Armée de la République du Viêt Nam), plusieurs centaines de milliers de mercenaires thaïs, hmongs, méo, chinois, Sud-coréens, philippins, indonésiens, et des troupes australiennes et néo-zélandaises envoyées en renfort. En vingt ans le Sud-Viêtnam est totalement détruit par les bombardements (trois fois plus de bombes que sur le Nord-Viêtnam), les défoliants (Agent orange) et autres agents chimiques, le napalm (qui sert notamment à incendier les forêts, mangroves et zones rurales défoliées sur des milliers de km2), et un recours totalement débridé à une puissance de feu sans équivalent dans le monde. Contre qui ? Contre des populations rurales qui n’ont littéralement aucun moyen de se défendre (au Sud, les USA ont notamment le total monopole du ciel), mais qui refusent de se rendre et combattent obstinément pour l’indépendance et la réunification de leur pays. Lorsqu’ils lancent l’offensive du Têt, en 1968, attaquant le même jour presque toutes les positions américaines, y compris dans Saïgon, et libérant pratiquement tous les prisonniers des « villages modèles », les Américains sont atterrés par une telle obstination et lancent une vaste campagne d’extermination systématique à travers toutes les zones rebelles ou insoumises du Sud-Viêtnam. Cette campagne durera six ans. My Laï n’est qu’un exemple parmi des milliers d’autres.
Les années Nixon
Lorsque Nixon est élu, en 1969, le désengagement est déjà à l’ordre du jour, le problème des élites étant de trouver le moyen de le faire accepter aux Américains sans qu’il ressemble trop à une défaite. D’un point de vue purement pragmatique et démagogique, les démocrates étaient les mieux placés pour faire gober aux Américains la pilule d’une entrée en guerre « contrainte et forcée » de leur pays, et d’un conflit de longue durée, dix ans après la guerre de Corée. Pour les mêmes raisons, il revenait aux républicains la corvée de terminer la guerre en évitant une impression de défaite. Nixon démarre alors le retrait progressif et la « vietnamisation » du conflit, reportant peu à peu tout l’effort de guerre sur les forces Sud-vietnamiennes, réputées incapables de combattre les Viêtcongs sur le long terme. Les carnages atteignent des sommets. Comme les victimes vietnamiennes qui refusent de se réfugier dans les bras de l’ennemi se réfugient au Laos et au Cambodge, le conflit et les destructions sont étendus à ces pays, qui sont broyés eux aussi sous des millions de tonnes de bombes. Les habitants se replient dans la jungle et se terrent dans des grottes et des terriers où ils tentent de survivre à la faim aux bombes et aux défoliants.
Interdits de lâcher leur bombe atomique sur Hanoï, Nixon et Kissinger cherchent aussi le moyen de faire dégénérer le conflit en une guerre russo-chinoise, potentiellement nucléaire, après le retrait US. Nixon se rend plusieurs fois secrètement en Chine et en Russie, sans l’aval du Congrès, attise les rivalités, mise sur le soutien russe au Viêtnam, rapproche la Chine du Cambodge, attise les ambitions de la Chine sur le Viêtnam et le nationalisme anti-vietnamien des Cambodgiens, etc., mais les Russes n’embrayent pas et la Chine reste perplexe. Dans Manufacturing Consent (caviardé deux fois en français mais à paraître en juin 2018 dans une édition totalement restaurée), Edward S. Herman et Noam Chomsky (qui a eu en main les 4 000 pages du rapport) donnent quelques chiffres issus d’autres rapports publiés au lendemain de la guerre, pour donner une idée des destructions :
Dans un article intitulé « Les études démontrent l’échec des raids américains », Charles Mohr note que la CIA évaluait dès 1967 le nombre des victimes des bombardements du Nord à bien plus de 30 000 morts par an, « avec une forte proportion de civils ». Au sud, leur nombre est bien plus élevé. Les programmes de destruction des récoltes, à partir de 1961, y ont eu eux aussi un impact dévastateur : épandage aérien de produits hautement toxiques, opérations au sol de destruction des villages, vergers et digues, et de stérilisation des champs par des bulldozers géants (les « Charrues de Rome ») qui « anéantissaient les terres agricoles comme, fréquemment, de vastes réseaux de rizières et des zones rurales entières, densément peuplées, avec leurs fermes et leurs villages », laissant le sol « nu, gris et sans vie » (rapport officiel cité par Arthur Westing). Au Sud, sur 15 000 villages, 9 000 ont été partiellement ou complètement détruits, de même que plus de dix millions d’hectares de champs et cinq millions d’hectares de forêts. Un million et demi de buffles ont été tués et la guerre a laissé un million de veuves et environ 800 000 orphelins. Au Nord, les six grandes villes industrielles ont été détruites (trois d’entre elles totalement rayées de la carte), ainsi que vingt-cinq des trente plus grandes agglomérations (dont douze complètement rasées), 96 petites et moyennes agglomérations sur 116, et 4 000 communes sur un total de 5 800. 400 000 buffles ont été tués et plus d’un demi million d’hectares de champs dévastés. A la fin de la guerre, la majeure partie du pays n’est qu’un paysage lunaire où les gens vivent au bord de la famine avec des rations de riz inférieures à celles du Bangladesh. La destruction des forêts a entraîné une augmentation de la fréquence des crues et des inondations, aggravant de fait l’impact des typhons. C’est à ce pays dévasté que les USA imposeront néanmoins un embargo drastique pendant plusieurs décennies. Les organisations humanitaires et de préservation de l’environnement, particulièrement aux Etats-Unis, se heurteront dès lors à la résistance inflexible des autorités lorsqu’elles demanderont l’aval de leur gouvernement pour des envois d’aide humanitaire au Vietnam.
L’embargo sera maintenu jusqu’en 1994 avec pour condition sine qua non de sa levée le renoncement, signé par les autorités vietnamiennes, à toute poursuite pour crimes de guerre visant les autorités ou citoyens des Etats-Unis. Quant au nombre exact de victimes, il est toujours très difficile de l’évaluer. Les mines et l’Agent orange font encore un grand nombre de victimes aujourd’hui et, comme le soulignait John Pilger, on n’ose jamais y inclure les millions de morts des famines récurrentes du Bangladesh, dont les réserves de riz étaient massivement envoyées au Viêtnam pour le pont aérien qui alimentait les régions du Sud-Viêtnam sous contrôle US pendant toutes les dernières années de la guerre, du fait de la destruction délibérée des zones agricoles du Viêtnam et de l’absence de récoltes.
Les jeux sont faits, rien ne va plus.
En 1971, l’année de parution des Pentagon Papers, le niveau de contestation nationale et internationale ne cessant d’augmenter, les élites US décident de couper court en lâchant à la fois la guerre et Nixon, sur qui se cristallise le rejet de plus en plus unanime du conflit, et à qui on fera finalement endosser tout ce qui s’est fait avant lui, en plus de ce qu’il a commis lui-même. La plupart des critiques expliquent ce revirement des élites par l’idée que la guerre commençait à leur coûter trop cher. C’est très discutable. Une guerre est toujours rentable tant qu’elle se déroule ailleurs, et c’est le meilleur moyen de doper l’économie en dirigeant massivement l’argent public vers les entreprises privées, en prétextant le « devoir » et le « cas de force majeure ». La guerre du Viêtnam coûtait une fortune à l’Etat mais elle était extrêmement rentable et faisait tourner des secteurs économiques entiers à plein régime (pas seulement le complexe militaro-industriel, loin de là). Elle était simplement de plus en plus impopulaire et les militaires avaient atteint à la fois leurs limites et leurs principaux objectifs. La guerre avait permis de former des dizaines de milliers d’officiers de terrain et de cadres militaires, mais sur le terrain, non seulement les soldats mais des porte-avions et des bases entières étaient régulièrement en grève. En opération, les fantassins faisaient régulièrement sauter leurs sous-officiers à la grenade pour rentrer plus vite au bercail (« fragging events », encore que le terme renvoie aussi aux victimes US des sous-munitions de bombes à fragmentation et aux millions de mines larguées par avion ou par hélicoptère, dont on ne savait plus trop dire, après plus de 20 ans, où elles n’avaient pas été disséminées à un moment ou à un autre ; les soldats se servant justement de ce prétexte).
De toute façon, les trois pays visés étaient totalement anéantis, solidement dressés les uns contre les autres, et incapables de se redresser avant des décennies et a fortiori de servir d’exemple à qui que ce soit. Côté profits, la guerre avait vraiment été pressée comme un fruit, jusqu’à la dernière goutte. Quant aux dégâts, si ça ne suffisait pas, l’embargo et l’arrêt du pont aérien qui alimentait les populations et les réfugiés des zones encore sous contrôle US feraient le reste, la famine aidant… Et c’est à cette période que sont publiés les Pentagon Papers.
Manifestement, l’objectif réel de la formidable opération de com. visant à vendre au public, comme une nouveauté et une révélation inédite violant le secret Défense, l’éclairage extrêmement partial du Pentagone sur la guerre, c’était fondamentalement de préparer le public à soutenir spontanément et coûte que coûte le programme de désengagement et de retrait progressif des forces américaines hors du Viêtnam, qui était déjà engagé et avalisé par les élites US mais qui risquait d’être vécu comme une défaite par beaucoup d’Américains et présenté comme tel sur le plan international. Les stratégies visant à pérenniser la ligne de démarcation coupant le Vietnam en deux sur le modèle de la Corée ou de l’Allemagne ayant manifestement échoué, la vietnamisation du conflit permettait au moins de reporter toute la responsabilité de la défaite sur l’incapacité des Sud-Vietnamiens à défendre leur patrie et à mobiliser leur propre population pour la défense de leur territoire. Tout cela était parfaitement faux. Les gouvernements successifs mis en place au Sud par les USA et renversés les uns après les autres par Washington n’avaient jamais eu le moindre soutien de la population. La grande majorité des Vietnamiens étaient obstinément restés attachés à leur indépendance et à la réunification de leur pays. Enfin, bien que le Pentagone, l’armée US et les différents gouvernements successifs n’aient jamais reconnu la moindre défaite des USA au Viêtnam (ni y avoir commis le moindre crime de guerre), la fin de la guerre du Viêtnam fut définitivement perçue aux USA comme ailleurs dans le monde comme une épouvantable défaite de l’armée américaine et comme la fin de vingt années de massacres et de destructions parfaitement inutiles et injustifiables.
Evidemment, rien de tout cela ne transparaît le moins du monde dans les Pentagon Papers de Spielberg. Mais, comme l’atteste le film, en dépit des faits et de toute évidence historique, les principaux poncifs de la version officielle de Washington, profondément enracinés et constamment repris par le cinéma et les autres médias, resteraient de toute façon le principal fondement de toute représentation médiatique de la guerre : 1) Au Sud, une guerre civile opposait les communistes (soutenus par la Chine, l’URSS et le Bloc de l’Est) à l’ARVN, soutenue seulement par les USA. 2) A partir de 1965 l’ARVN et les Américains tentent désespérément de contrer une invasion nord-vietnamienne. 3) Les Américains n’ont pas envahi le Viêtnam, ils y ont été appelés par le gouvernement légitime du Viêtnam. 4) Les USA défendaient avant tout les populations du Sud Viêtnam contre les communistes nord-vietnamiens.
Tout cela est parfaitement faux, c’est une doctrine militaire, mais totalement institutionnalisée en Occident, grâce au remarquable travail de notre industrie médiatique, à commencer par le New York Times, le Washington Post et Hollywood. Et il en ira probablement de même plus tard des guerres d’Afghanistan, d’Irak, de Libye, de Syrie ou d’ailleurs si notre paradigme médiatique n’est pas totalement remis en cause.
Dominique Arias
La source originale de cet article est Mondialisation.ca
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