Dans nos sociétés, écrit judicieusement New York Times, la fonction monétaire est en grande
partie déléguée aux banques privées. En effet, deux monnaies circulent côte à côte, l’une privée, l’autre publique, sans que nous en ayons en général nettement conscience, tant le passage de
l’une à l’autre se fait « naturellement », en temps normal. La monnaie publique, les pièces et billets, ne représente qu’environ un dixième de l’argent en circulation. C’est en raison
de son poids si considérable que le secteur bancaire, qui jouit de cette délégation et du même coup du privilège incomparable de se rémunérer sur la création monétaire, a fait l’objet de
prudentes réglementations après la crise des années trente. Depuis cette époque, le crédit était encadré, et les banques devaient respecter sous le contrôle des autorités publiques des ratios
dits « prudentiels » leur imposant de détenir d’une part des fonds propres en quantité jugée suffisante et d’autre part une réserve sous forme de monnaie d’Etat. Enfin, pour éviter un
dangereux mélange des genres, l’activité de banque commerciale (soucieuse de la sécurité de ses clients) et de banque d’affaire (tentant de convaincre des investisseurs d’acquérir son papier)
étaient distinctement séparées. Seules les premières, en raison de la délégation monétaire qui leur est accordée et de leur importance systémique, jouissaient de la garantie apportée par l’Etat
et la banque centrale. Le big bang de la déréglementation impulsé par les USA dans les années 1990 a bouleversé ce paysage et fait sauter l’un après l’autre les gardes-fous prudemment installés
par la génération précédente, qui était elle bien décidée à ne jamais plus s’exposer aux désastres entraînés par l’effondrement de l’avant guerre. L’aveuglement idéologique des uns, l’intérêt
bien compris des autres - les mêmes, parfois - a permis de rouvrir cette dangereuse boite de pandore dont nous savions pourtant combien morbides étaient les forces qui y étaient emprisonnées. Une
fois détruite la muraille de la loi Glass-Steagall qui séparait l’activité de dépôt de celle d’investissement, les banques ont pu se lancer dans des montages financiers irresponsables, abritées
qu’elles étaient derrière la certitude que l’Etat leur apporterait sa protection le jour - inévitable - où l’on feindrait de redécouvrir que, décidément non, les arbres n’atteignent jamais le
ciel. Comment qualifier un tel comportement ? De pillage, tout simplement, avaient écrit dans les années 1990 deux économistes dont un futur prix Nobel, après avoir analysé la faillite des
caisses d’épargne américaines qui venait d’avoir lieu. Un dernier point. Les Etats se sont dessaisis de la fonction régalienne de l’émission monétaire pour s’éviter d’y recourir trop facilement,
tant est grande, dit-on, la tentation de se servir dans le pot de confiture lorsqu’il est ouvert. Ce qui n’a pas empêché, depuis 20 ans, de ne jurer que par les mérites de l’auto-régulation du
privé et en l’occurrence du secteur bancaire. Ainsi, les parlements, élus par les peuples pour le service du bien public, seraient donc moins responsables que les dirigeants mus par l’appât du
gain facile et immédiat ? Voilà à n’en pas douter une jolie fable moderne, dont la morale n’est pas encore entièrement écrite, mais qui s’annonce déjà ruineuse aux dépens de ceux qui l’ont
écoutée.
Et David Leonhardt de nous informer qu’en1996, les deux économistes en question avaient publié une recherche, intitulée avec une
charmante simplicité : « le pillage ».Les auteurs étaient
George Akerlof, qui allait plus tard se voir décerner un prix Nobel, et Paul Romer, un expert renommé de la croissance économique. Dans cette publication, ils affirmaient que plusieurs crises
financières ayant eu lieu dans les années 1980, comme par exemple la bulle immobilière texane, avait été provoquées par des investisseurs privés qui s’étaient servi du gouvernement. Ces
investisseurs avaient emprunté d’énormes sommes d’argent, fait de grands profits lorsque les affaires allaient bien, puis s’étaient défaussés sur le gouvernement pour les pertes prévisibles qui
s’ensuivraient.
En un mot, ces investisseurs s’étaient livré au pillage.
Quelqu’un essayant de réaliser honnêtement un profit, s’y serait pris d’une toute autre manière, expliquaient les professeurs Akerlof et Romer. Ces investisseurs avaient fait preuve d’un
« mépris total, même pour les principes les plus fondamentaux de l’activité de prêt », en ne vérifiant pas les informations de base sur leurs emprunteurs ou, dans certains cas, en ne
demandant même pas qu’elles leur soient communiquées.
Ces investisseurs
« ont agi comme si les pertes futures étaient le problème de quelqu’un d’autre », observaient-ils, avant de conclure qu’« ils avaient raison. »
Le président de la Réserve fédérale Ben Bernanke
a prononcé récemment un discours qui peut être lu comme une post-face amère à cette étude sur le « pillage ». Le gouvernement ne voulant pas que les grandes sociétés financières
interconnectées puisse faire faillite - ce que ces entreprises savaient - elles se sont engagées dans ce que M. Bernanke appelle « la prise de risques excessifs. » Pour éviter que
de tels problèmes ressurgissent à l’avenir, il a appelé à la mise en place de réglementation plus sévères.
Il aurait été bien venu que la Fed fasse preuve d’un peu de ce zèle réglementaire avant que n’éclate la pire crise financière depuis la
Grande Dépression. Mais cette occasion a été manquée. On commence donc à juste titre à réfléchir à la construction d’un nouveau système financier, moins vulnérable.
L’étude « Pillage » offre pour ce faire un cadre très utile. Son message est que la
garantie de sauvetage du gouvernement ne représente pas seulement un aspect du problème. Elle est au cœur du problème.
Cette promesse de renflouements signifie que toute personne prêtant de l’argent à Wall Street - les petits épargnants comme vous et moi, ou
le gouvernement chinois - n’a pas à s’inquiéter de perdre ses fonds. Le Trésor des États-Unis (c’est à dire vous et moi, fin de compte) couvrira les pertes. En fait, il doit couvrir ces pertes,
pour éviter une cascade de pertes et une panique mondiales en regard desquelles la crise actuelle semblerait peu de chose.
Mais pour les bailleurs de fonds, la certitude que leur argent leur sera finalement retourné, quoi qu’il arrive, comporte un terrible
revers. Elle leur permet d’éviter d’avoir à se poser de difficiles questions sur la façon dont leur mise est utilisée. Durant cette décennie, les pillards - caisses d’épargne du Texas dans les
années 1980, American International Group, Citigroup, Fannie Mae et autres - purent alors agir comme si leurs pertes futures étaient le problème de quelqu’un d’autre.
Vous souvenez-vous du mea culpa qu’Alan Greenspan, le prédécesseur de M. Bernanke, a
prononcé sur la colline du Capitole à l’automne dernier ? Il a avoué qu’il était « dans un état d’incrédulité choquée », du fait que « l’intérêt personnel » des
banquiers de Wall Street n’ait pas empêché ce gâchis.
Il n’aurait
pourtant pas dû être surpris. La théorie du pillage explique pourquoi celle du laissez-faire ne tient pas la route. Les banquiers ont agi en vue de leur intérêt propre,
finalement.
Le terme qui est utilisé pour décrire ce problème est celui
d’aléa moral. Lorsque les gens sont protégés contre les conséquences de comportements à risque, ils se comportent d’une façon très risquée. Les banquiers peuvent faire des investissements à long
terme, en sachant qu’ils garderont les bénéfices s’ils réussissent, et que les contribuables couvriront les pertes.
Cette forme d’aléa moral - où les profits sont privatisés et les pertes sont socialisées - a certainement joué un rôle dans cette
déconfiture actuelle. Mais lorsque je me suis entretenu cette semaine avec M. Romer, il a pris soin de faire une distinction entre l’aléa moral classique et les pillages. Il s’agit d’une
distinction importante.
Dans le cas de l’aléa moral, les banquiers
prennent de véritables paris. Si les paris sont gagnants, le gouvernement ne joue aucun rôle dans la transaction. Alors qu’avec les pillages, l’implication du gouvernement est cruciale pour
l’ensemble de l’entreprise.
Pensez à ce que l’on a surnommé les
« prêts menteurs » [1] ces dernières années : comme les prêts
immobiliers du Texas durant les années 1980, ils n’avaient aucune chance de s’avérer rentables. Bien sûr, ils ont généré de confortables profits pour un temps, tant que la bulle enflait. Mais
lorsque l’éclatement inévitable se produirait, les pertes allaient dépasser les gains. Comme l’a noté Gretchen Morgenson, les pertes de Merrill Lynch ces deux dernières années ont anéanti les
bénéfices de la décennie précédente.
Que s’est-il passé ? Les
banques ont emprunté de l’argent dans le monde entier. Les banquiers ont alors conservé une grande partie de cet argent pour eux-mêmes, sous forme de « frais de gestion » ou de
« primes de rendement. » Une fois que les investissements ont été reconnus sans valeur, les bailleurs de fonds - les épargnants ordinaires, les pays étrangers, les autres banques, etc -
ont été remboursés avec les fonds en provenance du sauvetage gouvernemental.
En réalité, les banquiers avaient siphonné par avance ces fonds de renflouement, des années avant que le gouvernement ne les
apporte.
Je comprends que cette séquence d’événements puisse être vue
comme celle d’une conspiration. Et dans certains cas, cela a sûrement été le cas. Des salariés d’A.I.G. pour prendre un exemple, ont bien dû comprendre ce que leur division des produits dérivés
de crédit de Londres était en train de faire. Mais une forme d’optimisme plus innocente a probablement elle aussi joué un rôle. L’esprit humain possède une formidable capacité de rationaliser, et
la possibilité de faire des millions de dollars conduit à certaines rationalisations extrêmes.
Quoi qu’il en soit, le résultat est le même : ayant une incitation au pillage, Wall Street s’y est livré. « Si vous vous
représentez le système financier dans son ensemble », note M. Romer, « il était effectivement incité à déclencher l’une de ces rares occasions où des dizaines ou des centaines de
milliards de dollars sortent à flot du Trésor. »
Malheureusement,
nous ne sommes pas vraiment en mesure de mettre un terme à ce torrent en ce moment. Les banquiers ont déjà pris leurs bénéfices (et nombre d’entre eux mériteraient d’être convoqués devant le
Congrès). Laisser A.I.G. s’effondrer pourrait provoquer un choc financier plus grand encore que celui qui a suivi la faillite de Lehman Brothers. L’économie moderne ne peut pas fonctionner sans
crédit, ce qui signifie que le système financier a besoin d’être renfloué.
Mais à l’avenir il faudra également exiger le type de réformes que M. Bernanke a commencé à esquisser. Ces entreprises devront être
surveillées plus sérieusement qu’elles ne l’étaient durant l’ère Greenspan. Elles ne peuvent pas être autorisées à faire leur marché parmi les organismes de réglementation pour choisir celui qui
comprend le moins ce qui se passe. Les plus grandes rémunérations accordées à Wall Street devraient être gardées en dépôt jusqu’à ce qu’il soit clair qu’elles ne sont pas fondées sur des
bénéfices fictifs.
Surtout, comme le recommande M. Romer, le
gouvernement fédéral devrait avoir le pouvoir - et la volonté - de reprendre une entreprise dès que ses pertes potentielles dépassent la valeur de ses actifs. Toute autre mesure n’est qu’une
invitation au pillage.
M. Bernanke a fait un pas dans cette
direction récemment en déclarant que le gouvernement « avait besoin de meilleurs outils afin de permettre le redressement convenable d’une entreprise financière, hors secteur bancaire, et
présentant une importance systèmique ». En d’autres termes, il demandait que soit mis en place un schéma juridique plus clair permettant la nationalisation.
A une époque comme celle-ci, lorsque la confiance dans les marchés financiers est tant érodée,
il peut-être difficile d’imaginer que le pillage ne sera jamais plus à nouveau un problème. Mais ce sera le cas. Si nous ne nous débarrassons pas de ces incitations au pillage, la seule question
qui se pose est de savoir quelle forme prendra le prochain épisode.
M. Akerlof et M. Romer ont achevé la rédaction de leur étude au début des années 1990, lorsque l’économie souffrait encore d’une
gueule de bois après les excès des années 1980. M. Akerlof avait alors déclaré à M. Romer - qui était resté sceptique, comme il l’a reconnu dans un éclat de rire lors de l’entretien -
que le prochain candidat au pillage semblait déjà être en train de prendre forme.
Il s’agissait d’un marché un peu obscur, celui des produits dérivés du crédit.