Le tribunal correctionnel de Paris a rendu mardi 05 octobre 2010 un
verdict extravagant dans l'affaire Kerviel. L'ancien trader est condamné à trois ans de prison ferme et à 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts. La démesure de la sanction la rend sans
portée. Parti pris.
Jérôme Kerviel n'est ni le Robin des Bois que certains ont voulu voir en lui au moment de la découverte de la fraude à la Société générale,
ni la blanche victime, comme il a tenté de se présenter lors de son procès en juin. Le tribunal correctionnel de Paris risque pourtant de le transformer en victime expiatoire broyée par le monde
fou de la finance, tant elle vient de rendre un jugement hallucinant.
Jérôme Kerviel, selon le tribunal correctionnel de Paris, est coupable de tout, d'abus de confiance, d'intrusion frauduleuse dans un système informatique, de faux et d'usage de faux. La Société
générale n'est responsable de rien, ni de ses défaillances et dérives internes, ni de l'absence de contrôle, ni de la non prise en compte des avertissements multiples.
Ces attendus aboutissent à un invraisemblable verdict au détriment de l'ancien trader de la Société générale, qui a annoncé son intention de faire appel: trois ans de prison ferme et surtout 4,9
milliards d'euros de dommages et intérêts – soit la somme qu'a perdue la banque en liquidant dans la panique les positions de l'ancien trader entre le 18 et le 23 janvier 2008. L'extravagance des
montants demandés en dommages et intérêts prouve à rebours la peur qu'a provoquée Jérôme Kerviel à la Société générale et au sommet de l'Etat. Il fallait lui faire payer cela.
Jamais de tels dommages n'ont été réclamés en France. Serait-on passé, sans le dire, au système judiciaire américain, où les coupables se voient condamnés à 150 ans de prison ou plus? A titre de
comparaison, le trader Nick Leeson, qui avait spéculé frauduleusement sur les marchés boursiers asiatiques, avait été condamné à six ans de prison et 70.000 livres sterlings d'amende (environ
80.000 euros). Ses spéculations frauduleuses avaient conduit sa banque, la Barings, à la faillite.
Qu'espère la justice en rendant un tel verdict : redorer la réputation de la Société générale, dissuader toute autre fraude sur les marchés? La démesure même de la condamnation la rend sans
portée. A moins de devenir milliardaire comme Warren Buffet ou escroc comme Bernard Madoff, une vie de travail ne peut suffire à rembourser de tels montants, sauf à supposer que la sanction
s'applique sur des générations de Kerviel. A moins que ce verdict, qui absout la banque de toute faute, ne lui permette de faire jouer quelques clauses de contrat d'assurances en vue de rentrer
partiellement dans ses fonds?
Tout cela ne peut que jeter la suspicion sur les attendus retenus par le tribunal correctionnel de Paris, tant son jugement est à sens unique. Il ne s'agissait pas pour elle de faire le procès
d'un système financier, avait prévenu le tribunal au moment du procès. Mais cela aurait pu, malgré tout, l'amener à s'interroger sur certaines pratiques. Jamais, semble-t-il, le tribunal ne s'est
posé de question sur le climat et l'état d'esprit qui régnaient dans les salles de marché de la Société générale, où l'appât du gain semblait être la seule ligne de conduite.
Elle n'a pas retenu non plus les défaillances multiples des contrôles, l'aveuglement des supérieurs de Jérôme Kerviel sur ses gains. «Les éléments indiqués par la défense ne permettent pas de
déduire que la Société générale ait eu connaissance des activités frauduleuses de Jérôme Kerviel», a tranché le tribunal. Il y avait eu 70 alertes ignorées par le contrôle interne et des appels
répétés de la Bourse de Francfort. Et le tribunal poursuit: «Le dossier ne permet pas de déduire que la Société générale connaissait les activités de Kerviel ou a pu le suspecter.»
Condamnée par la commission bancaire, blanchie par la justice
Les rapports d'audit réalisés au printemps 2008 dans la banque n'étaient pas aussi complaisants. L'un d'eux écrivait ainsi: «Même s'il n'est pas exclusif d'un contrôle indépendant, le premier
niveau d'un contrôle efficient reste le suivi managérial. Au niveau de l'équipe Delta One (le pôle où travaillait Jérôme Kerviel), il s'est montré défaillant tant en matière de supervision de
l'activité qu'en matière de gestion des hommes. Ainsi, la hiérarchie du trader n'a pas effectué les diligences nécessaires qui auraient consisté à exploiter les états existants (états de
position, de valorisation, de suivi de résultat ou encore de trésorerie) et qui auraient pu lui permettre d'identifier la véritable nature de l'activité du trader. Le développement des activités
de Delta One et la croissance significative de ses résultats se sont accompagnés par l'apparition de pratiques non autorisées telles que des dépassements fréquents de limites de risque de marché,
ou encore le lissage ou le transfert de résultat entre traders.»
La Commission bancaire notait de son côté à la suite de son enquête : «Il ressort de l'instruction que de graves défaillances ont eu lieu dans le suivi et le contrôle de premier niveau
hiérarchique de l'opérateur.» L'autorité bancaire avait condamné la Société générale à payer 4 millions d'euros d'amende pour manquement, à la suite de l'affaire Kerviel. Avec les Caisses
d'épargne, c'est la plus grave peine jamais prononcée par les autorités de surveillance en France. Comment, après une telle sanction administrative, la justice peut-elle totalement exonérer pour
les mêmes faits la Société générale?
4 millions contre 4,9 milliards d'euros. La disproportion des sanctions est si caricaturale qu'elle ne peut qu'alimenter les critiques, exciter encore les reproches. Comment ne pas parler d'autre
chose que de justice de classe, défendant sans nuance, sans équilibre, un système qui a pourtant prouvé ses manquements et ses failles? Dans quelques jours, le tribunal doit se prononcer sur une
autre affaire: la faillite de Vivendi et la responsabilité de Jean-Marie Messier. On attend avec intérêt son jugement.
Par Martine Orange | MédiaPart | mer 06 oct 10