Qu'ils soient financiers ou économistes, ils ont péché par myopie, et livré de bien piètres analyses contredites par les épisodes les plus marquants de la crise. L'Expansion a relevé quelques unes des plus jolies perles.
Quelques jours avant la chute de Lehman Brothers, un analyste vedette de Moody's affirmait qu'"aux Etats-Unis,
les banques ne font jamais faillite."
REUTERS/Shannon Stapleton
C'est l'histoire de trois chercheurs, un économiste, un chimiste et un physicien, échoués sur une île déserte avec comme seul moyen de survie quelques boîtes de conserve... mais pas d'ouvre-boîte. Rapidement, le chimiste propose de les mettre dans l'eau de mer pour que le sel ronge le métal. Le physicien suggère de les placer sous un cocotier et d'attendre que les noix les brisent en tombant. Puis l'économiste prend pompeusement la parole et déclare : "Posons notre première hypothèse : nous avons un ouvre-boîte." La légende veut que cette blague ait été concoctée par Paul Samuelson, Prix Nobel d'économie. Délicieuse à souhait, cette galéjade fait aujourd'hui fureur sur le Net. A l'instar des banquiers, accusés d'avoir déclenché la crise par leur avidité, les économistes, enfermés dans le carcan de leurs modèles, ont péché par myopie et diffusé de piètres analyses. Relayées d'ailleurs par les médias, dont L'Expansion. Dans un brûlot intitulé Les Imposteurs de l'économie, le journaliste Laurent Mauduit a dénoncé récemment la tyrannie des experts, véritables perroquets d'une pensée économique dominante, incapables d'anticiper la violence de la crise et, pour certains d'entre eux, soumis à de graves conflits d'intérêts. Mais derrière ce constat resurgit le sempiternel débat épistémologique qui divise la communauté des économistes depuis deux siècles : l'économie est-elle vraiment une science ? A défaut de détenir la vérité, les économistes pourront toujours apprendre la modestie. Petite revue de détail des plus jolies perles.
Juillet 2008: "Aux Etats-Unis, les banques ne font jamais faillite"
Reuters/Andrew Winning
Déclaration édifiante de l'analyste bancaire vedette de Moody's, Daniel Fanger, quelques jours après la mise sous tutelle de la banque californienne IndyMac et à peine deux mois avant la débâcle de Lehman Brothers. "Les Échos", 18 juillet 2008.
Avril 2008: "La crise est finie" Patrick Artus
Le directeur des études de la Banque Natixis, par ailleurs administrateur de Total, l'assurait en avril 2008 : "La crise financière est finie. [...] Le pire est passé. Je reviens des Etats-Unis. Les acteurs de marché sont unanimes." A l'époque, quelques hedge funds vacillent, les subprimes font des dégâts, mais la Banque Lehman Brothers ne fait pas encore parler d'elle. Quelques mois plus tard, elle s'effondrera, entraînant avec elle les fameux "acteurs de marché". "Challenges", 3 avril 2008.
2005: Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine
"L'extrême complexité des instruments financiers a contribué au développement d'un système financier plus flexible, efficient et résilient que le monde n'en a connu depuis un quart de siècle." Discours prononcé devant la National Association For Business Economics, en 2005.
Août 2007: 44 % : Baisse du CAC 40 entre 2007 et 2012
"Dans quelques semaines, le marché se reformera et les affaires reprendront comme avant." Pas exactement comme avant. Entre la déclaration du très médiatique économiste Elie Cohen et aujourd'hui, la Bourse s'est effondrée. Lemonde.fr, 17 août 2007.
Septembre 2007: "Notre modèle économique est solide" Daniel Bouton
"Globalement, notre modèle économique est solide et notre stratégie porteuse. [Notre] modèle démontre toute sa capacité de résilience", affirme Daniel Bouton, alors président de la
Société générale. Petite précision tirée du "Larousse" : résilience veut dire "résistance aux chocs". Comme les pertes du trader Jérôme Kerviel? Comme la faillite de Lehman Brothers ? Comme les risques sur les obligations de la Grèce ? "Le Figaro", 8
septembre 2007.
Mars 2008: "L'Espagne est loin de l'éclatement de la bulle immobilière" Maria Josefa Garcia Grande
REUTERS/Paul Hanna
Interrogée sur les premiers signes de freinage du marché de l'immobilier espagnol, l'économiste Maria Josefa Garcia Grande, du think tank Ortega, l'un des plus réputés du pays, affirme : "On assiste à un phénomène de ralentissement du secteur, mais on est très loin d'un éclatement de cette bulle immobilière." Toujours aussi édifiant : "L'économie espagnole est bien mieux préparée par le passé pour résister à cette crise." En quatre ans, les prix de la pierre ont chuté de 22 % ! "Libération", 5 mars 2008.
Septembre 2008: "La crise actuelle ne durera pas longtemps."
On aurait aimé croire Daniel Cohen, brillant professeur à Normale Sup, conseiller de la Banque Lazard, bardé de diplômes et de certitudes. Seulement voilà, la crise dure... depuis longtemps. "Capital", septembre 2008.
Mars 2008: "Le baril de brut sera à 200 dollars"
En mars 2008, dans une étude réservée à ses clients, la banque d'affaires Goldman Sachs annonce l'emballement des cours du pétrole, le baril de brut devant atteindre les 200 dollars
dans un délai de six mois à deux ans. N'ayant pas vu venir la grande récession mondiale, les experts de la banque américaine n'ont donc pas anticipé la chute de la demande, notamment aux
Etats-Unis. En décembre 2008, les cours tombent à 45 dollars.
31 %
C'est le taux d'intérêt usuraire à dix ans auquel les investisseurs prêtent aujourd'hui au gouvernement d'Athènes. Et pourtant, Franck Portier, économiste à l'Ecole d'économie de Toulouse, osait dans nos colonnes, en juin 2010 : "La Grèce doit remercier les marchés." Donc, efharisto - merci en grec - les hedge funds, les spéculateurs, et les agences de notation ! Franck Portier, "L'Expansion", juin 2010.
Janvier 2008
"Les nouvelles innovations financières atteignent les limites de l'évaluation des risques. L'industrie financière devra donc s'améliorer. Mais on peut être optimiste. Les financiers vont résoudre
le problème, et la vie continuera." Comme si les marchés avaient la capacité à s'autoréguler.
Edmund S. Phelps, Prix Nobel d'économie, "Le Journal du dimanche", 27 janvier 2008.
Le mea culpa de Jean-Hervé Lorenzi : haro sur les économistes qui ont tant péché!
© Jérôme Chatin
Depuis 2007, la critique est générale quant à la responsabilité supposée des économistes : ils n'auraient pas prévu la crise. De fait, cette interrogation première sur l'utilité des économistes est fondée, même si elle paraît un peu excessive, et surtout un peu injuste.
En effet, dès 2005, de nombreux colloques ou papiers scientifiques, et même certaines notes d'économistes de banques, soulignaient les risques de l'explosion des liquidités à l'échelle mondiale, et dénonçaient les conséquences désastreuses d'une crise immobilière inévitable. Mais chacun savait que le système bancaire, notamment américain, prêtait à des agents économiques insolvables.
Voilà pour le début de la crise. Mais - faut-il le rappeler ? - il est toujours très compliqué de prévoir une rupture, un choc ou une modification profonde du fonctionnement de l'économie mondiale.
Aujourd'hui, ce qui est le plus perturbant, c'est que l'on n'a guère appris. En 2008, nous avions ignoré le phénomène très particulier de la période, ce qui était compréhensible, mais nous avons commis la même erreur en 2011, et c'est cela qui est inadmissible.
En réalité, nous avons attribué à tort le ralentissement de l'économie mondiale de 2008 exclusivement à la faillite de Lehman Brothers, et nous n'avons rien prévu de celui du deuxième trimestre 2011. Et pour cause : aujourd'hui, nous ne sommes toujours pas capables de mesurer l'impact de la crise sur la consommation, pas plus que celui de la hausse du prix des matières premières énergétiques et alimentaires...
En fait, un phénomène en particulier nous a échappé, celui de la paupérisation d'une partie notable de la population des pays qui font partie de l'OCDE. Ces victimes de la mondialisation, ces travailleurs non qualifiés, soit sont au chômage, soit ont des revenus très faibles.
En France, c'est le cas, par exemple, de la caissière à temps partiel qui gagne 850 euros par mois, qui est mère célibataire, qui va chercher son enfant à la crèche en voiture et qui, évidemment, est frappée de plein fouet par l'augmentation du prix de l'essence. Dès que cette hausse se produit, tous ses comportements de consommation vont se modifier, parce que cette femme est tout simplement à quelques dizaines d'euros près. Or cette population représente entre 20 et 40 % de la population mondiale.
Les évolutions brutales des prix des biens essentiels vont alors jouer sur la consommation globale, et elles vont donc jouer sur la croissance. C'est cela qu'il nous faut comprendre et mesurer.
Les politiques économiques doivent désormais intégrer ces phénomènes en imaginant des protections fortes du pouvoir d'achat de ces catégories notamment en France, à travers une rationalisation des différents dispositifs à l'oeuvre, tels la prime pour l'emploi, le RSA ou encore l'allocation de logement.
Jean-Hervé Lorenzi/la rédaction de L'Expansion - publié le 07/06/2012