La France a voté la censure du Web et attention aux dérapages
AFP Le gouvernement a refusé de modifier l’article 9 de son projet de loi contre le terrorisme : il pourra bloquer des sites internet sans autorisation du juge. L’Assemblée nationale a voté jeudi matin le projet de loi « lutte contre le terrorisme », porté par Bernard Cazeneuve sous l’impulsion de Manuel Valls. Le ministre de l’Intérieur a fait adopter, dans un grand exercice d’acrobatie politique, l’article 9 qui prévoit le blocage des sites internet par l’exécutif, sans décision préalable du pouvoir judiciaire : une mesure contre laquelle il avait voté lorsqu’il était député et que l’UMP l’avait proposée en 2010. Cette mesure était soutenue par les groupes PS, UMP, UDI ou encore SRC, illustrant bien l’éternel fantasme de contrôle d’Internet qui rassemble droite et gauche, dans un consensus plus que perturbant. « Nous sommes là pour être utiles à la République en la protégeant du terrorisme », a expliqué dans la nuit de mercredi à jeudi Bernard Cazeneuve, faisant fi des dures critiques venant de quelques députés de tous bords, ceux qui s’impliquent depuis des années dans les dossiers numériques. Las ! En dépit de toute logique, en dépit des contresens criants, l’Assemblée a validé le texte du gouvernement, dont nous avions déjà signalé les dangers en juillet. « Je ne veux pas que la représentation nationale se ridiculise » Attaquant leur propre ministre, des députés PS sont montés au front contre l’article 9. Corinne Erhel, experte du numérique au sein du groupe socialiste, a rappelé que l’ensemble des experts interrogés ont démoli ce principe du filtrage des sites web : le Conseil national du numérique à l’unanimité, la Commission (de l’Assemblée nationale) sur les droits et libertés numériques, les acteurs du numérique, les experts en sécurité, sans oublier le patron de l’Agence nationale de cyberdéfense (ANSSI). Cette mesure « est une erreur et je vous invite, je nous invite, à ne pas la commettre », a supplié Christian Paul (SRC), essayant tant bien que mal de rester poli avec le ministre. « Cette méthode a des effets secondaires infiniment plus graves que les effets attendus, qui n’auront pas lieu », a pour sa part lancé Isabelle Attard (apparentée écologiste). « Je ne veux pas que la représentation nationale se ridiculise par méconnaissance technique », atelle encore pesté. C’est raté : la technique choisie par Bernard Cazeneuve, le filtrage par serveur de nom de domaine (DNS), est contournable en un clic par les administrateurs des sites visés. « Vous systématisez le blocage administratif » « Fautil faire reculer encore la liberté, contre le terrorisme ? » s’est interrogé l’UMP Lionel Tardy, notant que le PS s’inscrit à contrecourant de sa position historique, avant d’ajouter que « la France s’engage à petits pas dans la direction de la NSA », l’agence américaine de renseignement qui surveille massivement l’ensemble des internautes. « Nous voulons que le blocage soit décidé par un juge judiciaire ! » a demandé Isabelle Attard. « Vous êtes en train de systématiser le blocage administratif », a renchéri l’UMP Laure de La Raudière. Le rapporteur Sébastien Pietrasanta (SRC) a péniblement martelé des arguments, parfois incohérents. Il a ironisé : les jeunes terroristes « n’iront pas prendre l’avion » pour se connecter aux sites terroristes depuis l’étranger. Une réflexion qui prouve qu’il n’a pas compris à quel point il est facile pour les Français de contourner le blocage qu’il prévoit : en deux clics, l’internaute peut installer l’excellent logiciel gratuit Tor, initialement destiné aux cyberdissidents. Il est aussi possible de souscrire pour quelques euros par mois à un réseau privé virtuel (VPN), qui permet de choisir via quel pays du monde on veut accéder au Web. Finalement, le seul effet concret de cet article 9 sera la création par le ministère de l’Intérieur d’une liste noire des sites web terroristes. Une liste qui fuitera : à l’ère de WikiLeaks et d’Edward Snowden, ce n’est qu’une question de temps. Et l’État aura constitué les marquepages du parfait petit terroriste… FOCUS du Point L'absurde texte autorisant le gouvernement à bloquer des sites internet sans autorisation du juge aura des conséquences terribles. Décryptage. Jeudi matin, l'Assemblée nationale a voté la nouvelle loi antiterroriste du gouvernement Valls, avec le soutien de l'opposition. Au premier rang des articles polémiques, l'article 9 autorise l'exécutif à censurer les sites web faisant l'apologie du terrorisme, sans autorisation du juge. Un exemple type de mesure inapplicable, disproportionnée et dangereuse, votée par des députés déconnectés de la réalité d'Internet. Voici cinq désastres que cet article va entraîner à coup sûr : L'exécutif censurera (et pas le juge) Dans sa recommandation fin juillet, la commission (de l'Assemblée nationale) de réflexion sur le droit et les libertés à l'âge du numérique rappelait que "le préalable d'une décision judiciaire apparaît comme un principe essentiel, lorsqu'est envisagé le blocage de l'accès à des contenus illicites sur des réseaux numériques". Perdu : le juge n'arrivera qu'a posteriori, lorsque le mal sera déjà fait. Des sites seront bloqués par erreur La même commission mettait en garde contre les blocages de contenus par erreur, c'estàdire l'inscription sur la liste noire de sites n'ayant rien à voir avec le terrorisme ou la pédopornographie. Cela a eu lieu en Australie, où 250 000 sites ont été bloqués par erreur alors qu'un seul était visé. Tous les pays qui censurent le Web subissent ce type d'incident. La République se ridiculise "Je ne veux pas que la représentation nationale se ridiculise par méconnaissance technique", avertissait une députée juste avant le vote. Encore perdu. Côté internaute : les outils destinés aux cyberdissidents, comme l'excellent Tor (gratuit) ou des réseaux privés virtuels (VPN, souvent payants), permettent d'échapper à la censure, en un clic. Côté site terroriste : après avoir été interrogé quatre fois en 24 heures sur la technologie de filtrage qui sera utilisée, Bernard Cazeneuve a répondu jeudi à 1 h 5 du matin à la question de Laure de la Raudière (UMP). Il s'agit du blocage par serveurs de noms de domaine (DNS) avec l'aide des opérateurs : une technique bourrée de failles. Il suffira aux sites bloqués de changer leurs DNS : cela demande un clic. Les terroristes seront plus difficiles à repérer.
L'utilisation de Tor et des VPN explose dans les grandes démocraties, car elles sont de plus en plus adeptes de la cybercensure. Résultat : les terroristes chiffrent leurs échanges, et il est encore plus difficile de les repérer. Lors d'un précédent projet de censure des sites terroristes en 2013 (celui de Manuel Valls lorsqu'il était Place Beauvau), le juge antiterroriste Marc Trévidic avait expliqué que c'est justement grâce aux imprudences des terroristes sur Internet que la police peut les repérer et les arrêter. La liste noire va fuiter Il est évident que la future liste noire va fuiter, contribuant à promouvoir les sites internet terroristes que le gouvernement voudra bloquer. Le contrôle des sites implique l'envoi de la liste noire dans des cercles qui, s'ils sont restreints, ne resteront pas muets. Fonctionnaires, opérateurs internet, hébergeurs : de nombreux acteurs auront accès au terrible inventaire. À l'ère des WikiLeaks et autres Edward Snowden, la publication de cette liste d'adresses ne sera qu'une question de temps, et l'État offrira alors une publicité inespérée aux sites qu'il souhaite bloquer. C'est ce qu'on appelle l'effet Streisand : quand on veut à tout prix étouffer quelque chose, on finit par le promouvoir. Dans ce cas, l'État aura gentiment constitué les marquepages du parfait petit terroriste.
Source : http://generation-clash.blogspot.com/