Grandes écoles & Universités
Le fossé entre le nombre de postes et celui de diplômés ne cesse de se creuser. Seule parade, les formations d’excellence
S’il est un domaine qui a le don de faire briller les yeux des jeunes candidats en quête d’une carrière à leur mesure, c’est bien le luxe. Et s’il est un endroit vers lequel se concentrent tous ces espoirs fiévreux, c’est bien la France. Pas étonnant donc que les formations aux métiers du luxe trouvent dans l’Hexagone un terrain propice à leur foisonnement. D’innombrables formations existent. Elles se proposent de mettre à la disposition des étudiants du monde entier un savoir-faire qu’ils ne retrouveront nulle part ailleurs. Seulement voilà, les entreprises du luxe sont moins, beaucoup moins nombreuses que les formations censées y mener. Et le nombre de diplômés est largement supérieur à celui des talents recherchés. Le secteur ne se porte certes pas si mal, et embauche à rythme régulier. Mais les places sont souvent réservées aux candidats issus des formations les plus pointues. Lesquelles, exigeantes, sélectives et ancrées dans un écosystème qu’elles connaissent par coeur, se comptent sur les doigts d’une main… ou deux. Un peu comme les grandes maisons de luxe, d’ailleurs.
Comme un pavé dans la mare. Lorsqu’un directeur d’école met en garde les étudiants et leurs parents, dans une tribune publiée par ‘Le Parisien Étudiant’, du leurre que constituent à ses yeux la plupart des formations concurrentes, cela fait évidemment couler beaucoup d’encre. Surtout lorsque le directeur en question, Alain-Dominique Perrin, est une figure du secteur, président de la fondation Cartier, et que l’école qu’il dirige (EDC Paris Business School) abrite Sup de Luxe, classée une nouvelle fois première du seul classement existant. En cause ? L’augmentation constante du nombre d’étudiants dans un secteur dont elles savent pertinemment qu’il ne pourra pas les embaucher. “Environ 4 000 jeunes peuvent aujourd’hui prétendre disposer d’un diplôme dans le luxe, pour environ 300 postes juniors grand maximum”, estime Thibault de la Rivière, directeur de Sup de Luxe. Les captations de tous ces espoirs par des formations peu scrupuleuses, se targuant notamment d’avoir des liens (difficilement mesurables) avec les acteurs du secteur, sont légion. Le problème ? Les étudiants intéressés ne manquent pas. Et difficile de faire entendre raison à des cohortes de candidats considérant sincèrement être taillés pour les métiers de leurs rêves. “Nous recevons chaque année 2 000 candidatures et sélectionnons 50 étudiants. Les 1 950 autres n’ont peu ou prou rien à y faire”, s’excuse presque Thibault de la Rivière.
Plus trompeur – malhonnête ? – encore, la communication tous azimuts faites par des formations peu scrupuleuses à l’étranger. Car si les étudiants français peuvent s’y tromper, poussés par leur désir de réussite et brouillés par quelque facétie, “des étrangers du monde entier se laissent convaincre d’intégrer des programmes de luxe chers et sans valeur réelle, pensant par la suite se faire embaucher en France, ce qui a peu, voire aucune chance d’arriver”, met en garde Gachoucha Kretz, professeur affiliée marketing, branding, luxury and fashion, digital à HEC. Professeurs moins professionnels qu’annoncés, visites promises qui se révèlent impossibles, enchaînement de stages subalternes… Le rêve de luxe à la française représente pour certains une manne financière incontestable, pour beaucoup une belle machine à briser les illusions…
Une poignée de formations crédibles
Passé ce triste constat, les formations qui tiennent le haut du podium ont des atouts considérables à mettre en valeur, et jouent un rôle primordial dans la pérennité de l’excellence française en matière de luxe.
La longévité est, dans le luxe, gage de sérieux et de crédibilité. Les formations les plus reconnues sont ainsi généralement les plus anciennes, et bien qu’aucune ne fût présente au temps des manufactures royales, toutes mettent en avant “la transmission des racines du luxe, qui est presque aussi importante que les créations elles-mêmes” comme le souligne le directeur de Sup de Luxe.
L’Essec fut la première grande école à investir ce domaine, au début des années 1990, via une simple spécialisation de dernière année, puis la création d’une chaire LVMH, celle d’un MBA, pour aboutir à une offre encore plus large aujourd’hui, regroupée au sein du “Centre d’excellence luxe, art et culture”. Son ancienneté lui confère des liens privilégiés avec les acteurs du secteur et un réseau d’anciens élèves intégrés dans toutes les grandes maisons, et tous les pays qui comptent. Pas étonnant donc que l’histoire fasse partie intégrante de son approche, comme l’explique Simon Nyeck, directeur de ce centre : “On ne comprend le luxe qu’en comprenant une culture. C’est pourquoi nous commençons toute approche du secteur par de l’histoire, et sommes partenaires du château de Versailles. Nous nous inscrivons au bout d’une chaîne qui remonte à François Ier et nous conduit progressivement à l’écosystème que nous connaissons aujourd’hui”. Ainsi Dom Pérignon servait-il du champagne à la table du roi, et se retrouve aujourd’hui partenaire de la chaire Management des savoir-faire d’exception de l’Essec.
Les partenaires au cœur des stratégies
Les partenariats sont d’ailleurs l’une des clés du succès de ces formations. Voilà pourquoi, même très offensives, les écoles anglo-saxonnes désormais entrées en compétition dans ce domaine, comme LBS (London Business School) ou Columbia, semblent encore en retard par rapport aux françaises et italiennes. Dans les formations à ces métiers, les partenaires sont partout, en grande partie intégrés dans la conception des programmes. D’où le recours fréquent aux “chaires”, système qui permet une forte association professionnelle (et financière) des marques dans le dispositif de l’école.
La chaire Management des savoir-faire d’exception de l’Essec compte ainsi parmi ses membres Chanel, Van Cleef et Dom Pérignon. HEC en a créé deux, avec les deux leaders mondiaux du luxe et celui des cosmétiques : l’une avec LVMH, l’autre avec Kering, ainsi qu’une chaire Beauté avec L’Oréal. L’école a d’ailleurs adopté une stratégie différente de celles de ses concurrentes pour aborder le luxe, comme le détaille Gachoucha Kretz : “HEC est capable de former des leaders dans tous les domaines et nous devons nous garder d’une approche trop sectorielle. Le luxe doit s’infuser dans nos programmes, et les étudiants intéressés doivent pouvoir suivre des programmes courts et très concrets”. Ainsi l’enseignement théorique est-il complété par exemple par un “certificat”, période intensive de 6 semaines au niveau master et MBA, au cours de laquelle une grande maison de luxe confie aux étudiants une mission de consulting.
Ces partenariats sont d’autant plus essentiels que les anciens élèves ont depuis longtemps investi, et conservent jalousement, les postes stratégiques du secteur. À la fois professeurs et recruteurs, ils trouvent dans les cohortes d’étudiants des ressources humaines affûtées et déjà au fait de leurs problématiques.
Et si on variait les profils ?
Parmi ces formations de top niveau, l’une fait figure d’exception. En effet, Dauphine mise à part – comme toujours –, un cas particulier, l’Université Paris-Est-Marne-la-Vallée, avec son master 2 Innovation, design et luxe, est la seule formation universitaire qui parvient, depuis vingt-cinq ans, à tenir la dragée haute à ses prestigieuses concurrentes. Là aussi, l’implication des marques est essentielle. “Chaque promotion est placée sous le parrainage d’une marque qui intervient à tous les niveaux, que ce soit en termes d’enseignement, de stages, d’échanges multiples et concrets avec les étudiants”, explique Christel de Lassus, sa directrice. Cette année, c’est Le Bon Marché qui remplit ce rôle de parrain.
Mais l’élément différenciant de ce master 2 vient aussi de la variété des profils recrutés. Une sélection dans l’esprit universitaire, différente de celles des business schools, en raison de son prix : quelques centaines d’euros de frais de scolarité, contre 15 000 euros en moyenne pour toutes les formations de ce niveau ! “Le fait d’être les moins chers parmi les plus reconnus dans notre domaine nous permet de sélectionner les étudiants que nous jugeons les meilleurs, avec les projets les plus intéressants.” Les meilleurs ? 30 personnes maximum par an sur plus de 600 candidatures venues d’écoles de commerce, de l’université ou d’horizons moins courants, comme des ingénieurs (voir encadré), en passant par des profils directement créatifs venant chercher dans le master les clés managériales qui leur manquent. “Nous sommes mus par la volonté d’éviter les clones, et surtout de faire travailler ensemble des esprits habitués à des approches différentes, ce qui sera immédiatement le cas lorsqu’ils se retrouveront en entreprise” insiste Christel de Lassus. Les petites promotions de Marne-la-Vallée multiplient conférences, séminaires et visites, comme celle des très demandés ateliers d’Asnières de Louis Vuitton.
Autre choix stratégique qui a porté ses fruits, celui de l’alternance. Un autre moyen de sélectionner puis de professionnaliser ses étudiants. “Les étudiants ont le choix entre un cursus en continu ou en alternance, mais beaucoup choisissent la seconde version. Cette année, 22 étudiants sur 28 ont opté pour l’alternance.”
L’emploi, une autre réalité
Il existe donc bien un fossé entre les formations haut de gamme et les autres, que l’on retrouve d’ailleurs entre les emplois réels et le nombre de diplômés. Si beaucoup de formations se targuent d’une bonne insertion professionnelle, de quel poste s’agit-il ? “Comment nos étudiants sont-ils placés à la fin de leur cursus est pour nous la question fondamentale, insiste Gachoucha Kretz. C’est elle qui fait la différence entre les formations sérieuses et les autres.” Alors que le secteur du luxe offre toute une panoplie de stages et d’emplois payés au lance-pierre, “ceux de nos étudiants qui se tournent vers le luxe ont des salaires similaires à ceux des autres HEC”.
Pour placer leurs diplômés aux meilleurs postes, les écoles doivent sans cesse revoir leur stratégie et l’adapter à une réalité mouvante. Si “on forme des milliers de créateurs de mode chaque année, ce qui n’a jamais eu aucun sens”, rappelle Thibault de la Rivière, les problématiques des entreprises ne sont plus celles d’il y a vingt ans. “À l’époque, se souvient Simon Nyeck, la priorité était de former des middle-managers prêts à partir immédiatement sur des marchés étrangers pour y développer la marque. Mais aujourd’hui bien implantées, celles-ci se sont mises à recruter localement. Elles n’envoient plus que des top managers, de type MBA, avec déjà une solide expérience.” Si donc l’expatriation est moins systématique que par le passé, la dimension internationale reste omniprésente, et les étudiants étrangers nombreux. Le chiffre d’affaires du luxe ne se fait effectivement plus ici, mais sur le continent américain et plus encore en Asie, comme le souligne le directeur de Sup de Luxe, dont tous les étudiants suivent des cours de chinois ! “Tous ne parleront bien sûr pas un chinois impeccable, mais à travers la langue, c’est en fait toute une culture qu’on véhicule. Et pour vendre le luxe et générer l’envie, comprendre une culture est l’atout numéro un.”
“Vendre le luxe” ? L’expression n’est pas un gros mot. Mis à part les nouveaux emplois, liés en particulier à la révolution digitale, on assiste dans le secteur à un vrai retour au retail. La boutique retrouve ses lettres de noblesses et renoue avec un fait historique : les grands patrons du secteur ont quasiment tous commencé comme vendeurs. Les fonctions de type marketing et de gestion ont longtemps concentré tous les efforts des entreprises, mais le projecteur se braque désormais sur les deux bouts de la chaîne : la création des produits et leur vente.
En termes de création, les choses bougent. Le maintien en vie, la valorisation et la modernisation des savoir-faire artisanaux sont devenus de grands défis à relever pour les maisons de luxe. Beaucoup de pays ont perdu des savoir-faire d’excellence, ce qui est moins le cas de la France. L’Essec ne s’y est pas trompée. Elle a ouvert cette année un Executive MBA en partenariat avec la prestigieuse école italienne Bocconi. En ligne de mire, un nouveau modèle de management, dans lequel, selon Simon Nyeck, les Italiens excellent : “Il s’agit de coordonner une myriade de petits acteurs locaux, les aider à garder leur savoir-faire, se moderniser et à trouver le business model le plus efficace pour eux”. Ces compétences plus que jamais courtisées le prouvent : l’avenir de ce grand secteur est entre ses petites mains.
Enzo Gouedar
International Brand Manager chez Moët & Chandon et Mercier (groupe LVMH) et diplômé du master 2 Innovation, design et luxe de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée.
Vous êtes un ancien étudiant… des Mines. Quel vent vous a amené jusqu’au service marketing d’une grande maison ?
Mon parcours est en effet assez original, puisque j’ai à l’origine un pur profil d’ingénieur. J’avais déjà une appétence très claire pour le secteur du luxe et, surtout, j’ai pu m’y spécialiser grâce à un partenariat de mon école, Les Mines, avec le Master 2 Innovation, design et luxe que j’ai intégré. J’ai donc suivi ce cursus, en alternance chez Louis Vuitton.
Êtes-vous devenu expert du marketing en quelques mois ?
Non, bien sûr, c’est là le point intéressant : pendant ce master 2, j’étais donc en alternance, mais en développement de produit, c’est-à-dire toujours ingénieur. C’est au fil du temps que, en collaborant avec les équipes marketing au travail, et en découvrant en cours toutes les autres facettes du luxe, que j’ai pu redéfinir mon objectif. Être en permanence confronté à d’autres approches et compétences a été un vrai moteur.
Comment avez-vous finalement réussi cette transition ?
J’ai été embauché, toujours en développement de produits, chez Clicquot puis chez Krug, en me disant déjà que le master me servirait dans un deuxième temps. C’est exactement ce qui s’est passé. J’étais très lié au service marketing, et lors d’une mobilité interne, ma double compétence m’a permis de le rejoindre. C’est d’ailleurs une chose courante, d’après ce que j’entends souvent : c’est après une ou deux expériences que le master donne toute sa puissance !
Par Nicolas Chalon / lenouveleconomiste.fr