Les Révolutions françaises
Le feu aux poudres

De toutes les grandes convulsions qui ont conduit à des changements de régime et secoué la France depuis plus de deux siècles, la plus célèbre, celle qui a débuté en 1789, fut aussi la plus longue et la plus violente. Elle est comme le mètre étalon de la rébellion du peuple français2.
Malheureusement ou heureusement, selon les points de vue, c’est également celle qui préfigure le mieux ce qui pourrait advenir de notre beau pays dans les années qui viennent. La révolution de 1789 a inauguré un des deux types d’effondrement français : celui provoqué de l’intérieur. Elle connut des répliques en 1830 et 1848 et fut la matrice de quelques avortons comme en 1968.
Elle est à distinguer des naufrages politiques dus à des coups de boutoir extérieurs comme en 1870, en 1940 et, d’une certaine manière, en 1958 ; sachant que la fragilité des institutions rendait la France moins apte à se défendre, que la France avait parfois elle-même provoqué son désarroi et que les deux formes de l’effondrement étaient souvent liées.
En réalité, toutes ces situations ont un dénominateur commun : la paralysie d’un appareil administratif et politique sclérosé qui rend l’État impotent autant qu’arbitraire, sans relation efficace entre son centre et sa périphérie.
Depuis deux siècles en effet, la France est à la recherche d’une formule politique stable, d’une sorte de jacobinisme libéral, d’un régime qui allierait à la fois les avantages de la centralisation – utile à un pays aux structures sociales et à la géographie très éparses, celui des fameux 365 fromages dont de Gaulle se gaussait –, de la démocratie représentative et de la liberté, notamment économique. La centralisation fut du reste la « seule portion de la constitution de l’Ancien Régime qui ait survécu à la révolution », notait Tocqueville dès 1856, dans son maître ouvrage sur le sujet3.
Mais, à quelques rares décennies près (sous la monarchie de Juillet du ministère Guizot, le Second Empire dit libéral, la Troisième République de la Belle Époque et la France gaullienne et pompidolienne), cet équilibre n’a pu être trouvé que peu de temps.
2 Des centaines de livres et des milliers d’articles ont été consacrés à la description et à l’analyse de la Révolution française de 1789 depuis son avènement. Ils en font la période de l’histoire de France la plus commentée. En résumé, deux grands courants de pensée se distinguent : le socialiste, avec comme figures de proue Jaurès, Mathiez et Soboul, dans le droit fil de Marx, qui voit en elle le produit inaccompli de la lutte des classes en France ;le second, libéral, récemment influencé par des historiens anglo-saxons tels que Donald Sutherland, l’analyse comme une sorte de guerre civile où des factions et groupes sociaux luttaient pour le pouvoir et l’argent. L’un et l’autre se rejoignent pour considérer la Révolution française comme un processus de rationalisation et de simplification des structures politiques et économiques de l’Ancien Régime.
3 Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856, réédité en Folio/Histoire, Gallimard, 1985
Les analogies entre 1788 et aujourd’hui sont troublantes
La première et la plus évidente tient précisément à la longue attente, à la période de marasme et de frustration qui précéda l’explosion. En 1788, cela faisait des années que l’opinion publique, comme on ne l’appelait pas encore, était insatisfaite et grommelait face à l’incohérence des dirigeants.
Depuis l’installation des premières assemblées provinciales par Necker en 1778, une espérance de dialogue avec le roi grandissait mais elle était toujours déçue.
Le tiers état attendait vainement d’être considéré à son importance économique et politique réelle, alors qu’il réunissait près de 97 % de la population.
La monarchie absolue, ou ce qu’il en restait, avait tenté de lui répondre par des annonces de réformes vite enlisées, comme celles de Charles-Alexandre de Calonne en 1783.
Les pressions conservatrices de l’aristocratie de robe et la peur communément répandue de l’inconnu s’étaient en effet conjuguées pour conduire Louis XVI à écarter cet impopulaire Premier ministre qui, esprit brillant et politicien retors soutenu par les milieux financiers, avait pourtant connu quelques succès initiaux.
Oscillant entre des mesures de relance financées par l’emprunt dans un esprit pré-keynésien (il voulait notamment percer des canaux, créer des ports et soutenir l’investissement privé par la création de zones franches) et des réformes administratives trop timides pour remettre en cause le pouvoir de ses pairs, Calonne avait fini par perdre sur les deux tableaux dès qu’il affronta directement princes du sang, ducs et haut clergé en tentant d’introduire un impôt qui aurait frappé indistinctement tous les revenus : la « subvention territoriale ».
Espérance déçue dans la relance de l’activité, fuite en avant dans l’emprunt et restructurations administratives insuffisantes, en bref incohérence gouvernementale : la France de Louis XVI et de Calonne ressemble étrangement à celle des Chirac, Sarkozy ou Hollande dont aucun n’osa affronter les fonctionnaires et les élus professionnels qui s’abritent derrière le mécontentement populaire pour justifier leur inertie.
Loménie de Brienne succéda à Calonne en mai 1787 tandis que les périls et l’insatisfaction du peuple montaient. Homme d’Église énergique et pour le moins dénué d’idées préconçues – « Il faudrait au moins que l’archevêque de Paris crût en Dieu », avait dit Louis XVI pour refuser de le nommer à cette fonction ! –, il ne parvint pas davantage à triompher de l’hostilité des parlementaires les plus influents, porte-parole de la noblesse de robe.
Les rivalités au Conseil du roi étaient incessantes et devenaient paralysantes. Toute ressemblance avec la pétaudière dirigée par Jean-Marc Ayrault avant son éviction en l’an de disgrâce 2014 et celle de bien d’autres gouvernements avant lui n’est pas fortuite… Cette nécrose du pouvoir, incapable d’imposer des changements à son entourage le plus proche et perdu dans des actions contradictoires, fut le facteur sournois de la révolution à venir. Le monarque était inapte à briser les réticences de la caste dirigeante en s’appuyant durablement sur les esprits novateurs.
« Le manque de confiance en lui de Louis XVI lui interdit les initiatives audacieuses. (...) C’est le despotisme de la faiblesse » a noté François Bluche dans son ouvrage de 1980 : La Vie quotidienne au temps de Louis XVI 4. En 1783, l’ambassadeur d’Autriche relève que « le roi se méfie des gens de génie ». Il en résulta une inertie mortifère qui rappelle celle de François Hollande.
Dans la France d’aujourd’hui, « corpsards » de la haute administration et oligarques de la politique professionnelle parviennent tout aussi efficacement, en s’appuyant sur des médias conformistes, à discréditer les solutions audacieuses et marginaliser les esprits qui les défendent.
L’hérédité des charges mise en place sous Louis XIV pour procurer des revenus à l’État et attacher la bourgeoisie à son pouvoir personnel et centralisé avait fini par créer une nouvelle aristocratie parasitaire, aussi orgueilleuse que l’ancienne et tout autant ennemie du changement. La réforme de Maupeou en 1771, sous Louis XV, l’ébranla sans la mettre définitivement à terre et galvanisa son opposition à la nécessaire modernisation des institutions. Maupeou avait tenté un véritable coup de force en exilant les parlementaires parisiens, en divisant le ressort du parlement de Paris en six circonscriptions et en abolissant la vénalité des offices. Mais la résistance de l’ancienne magistrature et des Grands fut vive et, trois ans plus tard, en accédant au trône, Louis XVI leur céda en renvoyant ce garde des sceaux fauteur de troubles et en rappelant les congédiés. « J’avais fait gagner au roi un procès qui durait depuis trois siècles. Il veut le reperdre, il est bien le maître », aurait alors déclaré un Maupeou déchu.
Il faut dire que Louis Capet, comme on l’appellera bientôt, n’a pas tous les torts. Le mal avait gagné toute la population. Le roi se heurtait à une incohérence : les Français de l’Ancien Régime malade aspiraient aux réformes mais les craignaient dès qu’elles prenaient un tour concret. Calonne, Brienne ou Necker se virent imposer le statu quo par les conservateurs de tout poil. Bertrand de Jouvenel, dans son ouvrage un peu passé de mode, Du pouvoir5, a bien montré comment les structures décentralisées de la France d’Ancien Régime, quoique archaïques, offraient des protections économiques et juridiques à une large fraction de la population.
Exhumant l’intéressant livre de Giraud-Soulavie, publié en 1801, ses Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI depuis son mariage jusqu’à sa mort, il lui reprend cette citation, illustrant la diversité des droits territoriaux d’alors : « (le pouvoir) négociait l’enregistrement d’un édit bursal avec le parlement. Il demandait l’assise aux États de Languedoc. Il l’ordonnait en Bourgogne. Il était le plus souvent obligé de l’acheter en Bretagne, plus ou moins directement. Il le levait militairement dans les intendances. » Cette diversité de droits et de devoirs protégeait les rentiers mais ankylosait la société.
Notre époque connaît de tels paradoxes. Pour n’en donner que des illustrations récentes, les tribunaux, jusqu’à la Cour de cassation, autorisent le port du voile par les musulmanes dans les entreprises dans l’affaire de la crèche Baby Loup et cèdent aux syndicats qui veulent empêcher le travail du dimanche. Ils garantissent ainsi les droits des individus mais favorisent le conservatisme et le communautarisme.
Au même moment, les juges d’instruction multiplient les écoutes téléphoniques au motif de lutter contre la corruption. L’enfer liberticide est un pavé numérique de bonnes intentions.
Il ne faut pas s’étonner si les Français, à la veille de la révolution de 1789, ne savaient plus à quel saint ni à quelle légitimité se fier. Ils sentaient que les mutations étaient indispensables mais redoutaient leurs conséquences, ne voyaient pas qui pourrait les sortir des problèmes et n’imaginaient pas quelle forme un nouveau gouvernement pourrait prendre tant la royauté paraissait immuable. Les cahiers de doléances s’en remettaient souvent à la sagesse du monarque pour corriger les injustices qu’ils ressentaient. Là encore, pareil sentiment domine dans la France d’aujourd’hui. Les Français aspirent à un nouveau régime politique mais ne savent pas comment le fonder et, dans le doute, finissent par soutenir les forces du conservatisme qui leur parlent de « changement maintenant » pour mieux les endormir. Ils leur font confiance – de moins en moins il est vrai – puis, très vite, ils déchantent.
Pas une réforme, si nécessaire soit-elle, qui ne provoque une levée de bouclier. En 1995, les syndicats du secteur public réussirent à populariser la notion de « grève par procuration », où, défendant leurs régimes spéciaux, ils se prétendaient les hérauts des salariés du secteur privé que la peur découragerait de cesser le travail. Quelques années plus tard, les assurés sociaux craignent pour la pérennité de leurs régimes de retraite mais, de mauvaise foi, manipulés ou simplement anxieux et mal informés, ils sont des millions à descendre dans la rue en 2010 pour contester la moindre décision susceptible d’en redresser les comptes. Le sentiment de déclassement, la peur qu’il crée et le désespoir qu’il engendre dans une fraction de plus en plus large de la population sont à la fois des facteurs de conservatisme et d’instabilité.
C’est en raison de cette résistance que Nicolas Sarkozy, dont l’audace réformatrice était déjà tiède, baissa peu à peu pavillon et abdiqua toute volonté de faire bouger les choses dès lors que la récession de 2008 ne fut pas suivie d’une franche reprise.
Les décisions difficiles, redoutées par le personnel politique en temps ordinaires, entravées par les esprits tortueux qui démontrent l’extrême complexité de toute chose, deviennent taboues en période de forte angoisse populaire, au moment même où elles sont indispensables.
Or, début 2014, le moral des Français est tombé à son niveau le plus bas en une vingtaine d’années. Seules 30 % des personnes interrogées se disaient « optimistes » pour l’avenir, selon un sondage Ifop, un recul de 14 points depuis août 2013 et de 19 points en un an. Le pessimisme culmine chez les retraités (76 %), les ouvriers (70 %) et les habitants de communes rurales (72 %)6.
La seconde similitude entre la France de 2014 et celle de 1788 est la situation désastreuse des finances publiques. Elle focalisa les angoisses et le ressentiment, poussant à la convocation d’états généraux en août 1788 pour le mois de mai suivant. Le Trésor ne pouvait plus faire face aux échéances des emprunts.
En 1760, le vicomte Mirabeau, père inspiré du fameux révolutionnaire, fit paraître un opuscule sous le titre de Théorie de l’impôt pour fustiger le poids de la fiscalité, les exemptions pour les privilégiés qu’on qualifierait aujourd’hui de niches et les dépenses inutiles.
Le soutien aux révolutionnaires américains, parfois accusé d’avoir fait sombrer la monarchie française, n’était qu’une goutte d’eau ayant fait déborder un vase déjà bien plein. Dans son Économie de la révolution française publiée en 1996 et rééditée en 2007, Florin Aftalion évalue les recettes budgétaires à 600 millions de livres de 1783 alors que les dépenses sont de 800 millions7. Le besoin de financement se situe donc aux environs du tiers du budget de l’État. Plutôt que de dégoiser sur les 4,3 % de déficit par rapport au PIB en 2013, on pourrait s’intéresser davantage au rapport entre les rentrées et les débours de l’État aujourd’hui.
Ô surprise ! Les recettes ne couvrent que 75 % des dépenses, à peu près le même rapport en 2014 qu’en 1788. La paralysie politique participe du reste à cette montée des déficits puisque le pouvoir ne peut lever l’impôt par manque d’audace, de courage et de légitimité non plus qu’il n’ose tailler dans les dépenses.
Ainsi, en 1781, Necker avait-il révélé au grand scandale de l’opinion que le roi engloutissait 36 millions de livres en festivités et pensions versées aux courtisans, près de 7 % des recettes budgétaires totales. Pourtant, Calonne, pour tenter d’amadouer la noblesse et lui faire accepter quelques réformes, accrut ces versements en 1787. La faiblesse politique du gouvernement le conduisait à des choix incohérents. Il en est de même aujourd’hui quand l’État multiplie les décisions contradictoires, supprimant par exemple le jour de carence imposé aux fonctionnaires absents au poste tout en gelant la revalorisation de leur traitement.
Le résultat est accablant : comme en 1788, quoi qu’on fasse ou qu’on dise, le déficit budgétaire recule à peine et la dette ne fait qu’augmenter, contraignant le gouvernement à quémander à Bruxelles le droit de continuer à vivre à crédit. Elle atteint désormais le cap autrefois considéré comme fatal de 2 000 milliards d’euros.
La France, en 2012, quelques mois avant les élections présidentielles, a perdu le symbolique classement « AAA » des agences de notation. Une sorte de miracle – en réalité un mirage – se produisit néanmoins : le coût des emprunts n’en fut pas pour autant augmenté. Pourquoi ? La surveillance germanique à laquelle nous sommes soumis explique la relative clémence des marchés financiers.
En conséquence, il se trouve encore des investisseurs qui estiment que la situation française est moins inquiétante que celle du Brésil ou de l’Argentine et qui continuent à nous prêter à bon taux. Pour combien de temps ?
Troisième comparaison intéressante entre ces deux époques et corollaire de la précédente, la perte de l’autonomie de la politique économique nationale. L’endettement auprès des banquiers et des puissances étrangères, l’impossibilité de jouer avec la création monétaire du fait du recours obligatoire à l’or après la faillite de Law ne laissaient que peu de moyens au roi pour s’accorder à lui-même des facilités en manipulant louis et ducats.
Calonne, toujours lui, dont le rôle historique a été significatif mais qui mourut dans l’indifférence quelques décennies plus tard et qui est à tort un peu oublié, avait engagé en 1785 la première réforme monétaire depuis l726. Afin, officiellement, de limiter les trafics, le rapport entre l’or et l’argent fut aligné sur celui ayant cours en Espagne en allégeant le poids des louis d’or.
Cette réforme était censée procurer un bénéfice substantiel au Trésor royal et favoriser la dé-thésaurisation de l’or et le soutien aux emprunts d’État. Mais cette manipulation du titre suscita de nombreuses plaintes et Calonne fut accusé de fraude par le parlement, ce qui contribua directement à sa chute.
Cette difficulté à jouer avec la monnaie est de plus en plus sensible dans l’Euroland, dont la Banque centrale se fait tirer l’oreille et attend toujours le dernier moment pour accorder les facilités qui éviteront aux banques la faillite et, par réaction en chaîne, à l’économie européenne de sombrer.
Il faut revenir sur un épisode significatif de l’histoire économique récente de l’Union européenne : celui par lequel la Banque centrale vira sa cuti et céda aux sirènes du « Quantitative easing », nom branché de la planche à billets. Depuis 2010, en deux temps et au prétexte de « Security market program » puis d’« Opérations monétaires sur titres » (OMT), la Banque centrale européenne a accumulé plusieurs centaines de milliards d’euros d’obligations souveraines des États du Sud de l’Europe.
En violation des traités qui la fondent mais pour sauver l’Euroland, l’institution de Francfort a d’abord accordé des facilités de refinancement aux banques privées, en théorie sans limitation de montant.
Ces dernières pouvaient donc acheter des bons du Trésor nationaux puis se faire aider par la BCE, ce qui revenait à soulager indirectement les États membres et à leur prêter de quoi payer leurs fonctionnaires et autres dépenses auxquelles ils ne peuvent renoncer sauf à provoquer une révolte instantanée.
Par la suite, la BCE a décidé de procéder à des rachats directs de titres d’État (les fameuses OMT). Mais, devant les réactions outragées en Allemagne, elle ne l’a fait qu’au compte-gouttes.
Cette trahison statutaire a sans doute permis d’éviter le pire : l’effondrement financier de l’Europe. Elle rejoint la politique de la Réserve fédérale américaine. Mais la médaille est en toc et son revers inquiétant : la Banque centrale européenne n’en est que plus indispensable à des États qui sont pieds et poings liés à ses décisions.
Comme elle s’accommode, sur le fond, d’une parité surévaluée de l’euro, le laxisme se met au service du rigorisme, l’immoralité devient le soutien du dogme dans une combinaison typique des régimes décadents.
La Réserve fédérale américaine est cohérente : elle veille à éviter que le cours du dollar ne devienne un handicap pour l’économie et facilite la création monétaire à due concurrence. La BCE est schizophrène : mère-la-rigueur qui serre fort le corset de ses filles en ne se souciant guère de la surévaluation de l’euro, elle leur verse en douce les breuvages qui les rendent guillerettes et leur font oublier leur douleur. Comme dit le chanteur d’aujourd’hui : « Elles boivent du champagne rosé pour oublier qu’en Jimmy Choo elles ont mal aux pieds8. »
Cette dépendance aux décisions de la BCE est d’autant plus grande que la France s’est laissée aller ces dernières années, pour gagner quelques points de base sur les taux d’intérêt, à emprunter massivement auprès de non-résidents. Au deuxième trimestre 2011, ils détenaient 66 % de la dette négociable de l’État français contre seulement 28 % à la fin de 1999. Il en résulte une vulnérabilité que ne connaissent pas, par exemple, les Japonais dont la dette publique, bien que largement supérieure à celle des Français, est très majoritairement auto-détenue.
De plus, les épargnants du Nord de l’Europe et autres défenseurs de la rigueur sont vigilants et ils ont multiplié les plaintes et les procès. La Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe leur a donné raison en février 2014 de manière, il est vrai, passablement jésuitique : elle a déclaré que la BCE avait outrepassé son mandat mais a renvoyé à la Cour de justice de Luxembourg la sanction de ce comportement. Cette dernière pourra toutefois difficilement donner quitus à la BCE. Le corset européen sur la politique monétaire française restera serré.
Poursuivons notre comparaison historique par une quatrième similitude entre ces deux époques : le trouble et le discrédit des producteurs et convoyeurs d’idéologie officielle.
Comme au début de 1789, le peuple français ne croit plus aux prêches et aux paroles qui réconfortent. La perte de crédibilité des autorités est profonde, l’oligarchie au pouvoir détestée. Contrairement à ce qu’on peut parfois lire, le rôle des « Lumières » et l’influence de leurs philosophes furent limités dans ce processus de dé-légitimation.
Il y avait certes, depuis deux ou trois décennies, un antagonisme croissant entre ces intellectuels avant l’heure et le pouvoir. Diderot tient clairement un discours anti-élitaire, hostile aux « Grands ». Les robins, avocats et rhéteurs de province, comme Robespierre, se sentent sous-employés et marinent dans la frustration.
Mais, plus importante en réalité est la prolifération des contestataires de plume, qui inondent le peuple de petits opuscules imprimés à la hâte et gorgés de ressentiment. Ces libellistes, comme on les nomme alors, sont en tous points comparables à nos blogueurs et twitteurs d’aujourd’hui. Ils joignent leurs critiques à celles d’écrivains survoltés tel Marat qui appelle de ses vœux un changement radical de régime. Leur cible privilégiée est l’« Autrichienne », l’abhorrée Marie-Antoinette.
Leur influence est sourde, difficile à évaluer mais réelle et leur parole échappe aux canaux officiels. On dénombre aujourd’hui au moins 15 millions de blogueurs en France, dont des centaines de milliers se piquent de politique. Ce qui est certain, c’est que s’est libéré un discours hostile au pouvoir mais aussi aux convoyeurs d’idéologie, à l’époque les membres des Académies et aujourd’hui la presse écrite, les radios et les télévisions.
Un des phénomènes les plus étonnants de ces dernières années en effet est la véritable vindicte dont les médias officiels français sont les victimes. Les journalistes sont systématiquement conspués dans les manifestations, de gauche comme de droite. Le discours qu’ils relaient, perçu comme repris des idées et formules de la classe dirigeante, est devenu insupportable à la partie du peuple qui conteste le gouvernement, quel qu’il soit.
On peut relever enfin, entre ces deux époques, une tendance commune à la réhabilitation de l’irrationnel. La France pré-révolutionnaire de 1788 faisait grand cas des théories de Mesmer, médecin autrichien qui prétendait guérir grâce au « magnétisme animal ».
La floraison récente des théories complotistes en tout genre, la montée des thèmes millénaristes au prétexte d’écologie et de décroissance font qu’on note de nos jours un retour de l’irrationnel décomplexé. Puisque la société fonctionne radicalement mal, la science elle-même peut être remise en question et la notion de progrès, fût-il technique, est rejetée. Le monde serait soi-disant « fini », contraignant les hommes à se serrer définitivement la ceinture, à réapprendre l’autarcie comme dans les fantasmes des années 1970, quand on vantait le retour à la terre.
Les légitimités intellectuelle et politique ainsi minées, nul ne peut convaincre le peuple qu’il s’engage dans des voies sans issue, aucune autorité morale n’est susceptible d’appeler au calme si la révolte éclate. La crise révolutionnaire est aussi une crise culturelle.
Dynamique de la rébellion
Pourtant, ces éléments mis bout à bout, cet ébranlement des structures étatiques, des finances publiques, des valeurs idéologiques, de la rationalité et de la projection dans le futur ne sont que les pièces d’un puzzle, les facettes d’un kaléidoscope. Il faut qu’il se mette à tourner.
Ce qui compte dans un processus révolutionnaire, c’est la dynamique de la rébellion et du désordre. Car, au moment où Louis XVI réunit les états généraux, nul ou presque ne songe à abattre la monarchie, nul ne veut faire trembler l’État sur ses bases.
Les Français sont malgré tout majoritairement attachés au roi, à l’Église et à la pérennité de leurs structures politiques, comme ils le sont aujourd’hui aux institutions de la Cinquième République ou à l’Union européenne. Mais la conjonction de décisions mal préparées, de tactiques filandreuses, de tentatives ratées de manipulation vont peu à peu conduire à ce que plus personne ne maîtrise le cours des événements.
La révolution qui débute en 1789 n’a en effet rien à voir avec le putsch léniniste de 1917, mise en œuvre pratique des théories subversives élaborées soixante ans plus tôt par Marx après une analyse fouillée des échecs précédents.
C’est un processus délétère qui échappe de plus en plus à ceux qui y participent. « Les hommes font l’Histoire mais ils ne savent pas quelle histoire ils font » notait assez justement le même Marx – une référence incontournable en matière d’étude des révolutions – lorsqu’il s’interrogeait sur le sens des événements qu’il décrivait.
Presque toujours, le processus révolutionnaire se met en marche quand des coalitions hétéroclites et imprévisibles trouvent leur point d’accord dans le renversement du pouvoir en place. L’État pensait triompher de résistances isolées, il n’avait pas anticipé leur soudaine unité.
Ainsi, toutes les théories d’inspiration socialiste sur la révolution de 1789 comme produit de la volonté de la bourgeoisie de prendre le pouvoir ont-elles été progressivement battues en brèche par les historiens.
Depuis les années 1960, le rôle déterminant d’une fraction de l’aristocratie, notamment de la « Société des trente », association de nobles et de bourgeois communément désireux de réformer radicalement la monarchie, a été mis en lumière9.
Sans doute les aristocrates les plus éclairés voulaient-ils au fond vivre comme des grands bourgeois en s’enrichissant grâce aux activités nouvelles plutôt qu’en restant confinés à des rentes foncières déclinantes. Les idées libérales leur servaient de liant.
La Société des trente était donc majoritairement composée de nobles et se réunissait chez Duport, membre du parlement de Paris. Elle militait activement pour que les états généraux réservent le plus de place possible aux roturiers dès lors qu’ils avaient du talent et de l’industrie.
Ce souci méritocratique fut capital dans la formation de la première élite révolutionnaire. Anti-absolutistes, les députés de la Constituante venaient de milieux sociaux assez divers mais avaient le souci commun de la régénération du royaume.
L’illustration la plus nette de cette hétérogénéité sociale et politique fut donnée par le duc d’Orléans, homme le plus riche de France et chef de la franc-maçonnerie, qui finança largement la prose et les actions contestataires qui mirent le feu aux poudres jusqu’à leur donner asile en son domaine parisien du Palais-Royal.
Il s’agissait moins chez cet homme d’une ambition frustrée ou d’une aspiration un peu délirante à la royauté que d’un penchant pour la modernité et la réforme quand l’ancien régime lui devenait insupportable.
C’est en réalité par réaction à la résistance de l’ordre monarchique dominant que ces patriotes se radicalisèrent et s’unifièrent. La faction la plus contestataire et théoricienne sous l’impulsion de Sièyes, prélat insubmersible qui parvint à traverser la Constituante, la Convention, le Directoire et le Consulat, prit progressivement le dessus10.
Le refus trop longtemps opposé par Louis XVI à un collège délibérant unique où les voix des trois ordres seraient mêlées au sein des états généraux afin que le tiers état soit dûment représenté a contribué à cristalliser les oppositions.
Quand le roi y consentit, il était trop tard. Les extrémistes de camps opposés se renforcèrent les uns les autres en polarisant les débats. Et le serment du Jeu de paume scella la coalition qui finit par l’emporter.
Plus avant encore, c’est l’absence d’une solution claire aux difficultés du pays et la peur des représentants de ne plus parvenir à contrôler les masses qui firent que la situation s’embrasa. Tout se joua durant la nuit du 4 août 1789 lorsque les privilèges furent abolis. Ce vote était une réaction de panique à la multiplication des révoltes dans les campagnes. La paysannerie se soulevait et, à Paris, les représentants aux états généraux ne savaient pas comment calmer une situation dont ils mesuraient mal la portée.
La peur du brigandage conduisait les agriculteurs à s’armer puis, souvent, à s’en prendre aux châtelains pour leur extorquer vivres, terres, droits de chasse ou argent. Effrayés, pour canaliser ce mouvement, les députés décidèrent d’abolir les droits féodaux puis, emportés par leur élan, tous les privilèges, dîmes et vénalités.
Avant même la mise à mort du roi, ce fut l’acte politique et juridique qui scella celle de l’Ancien Régime et propulsa le nouveau vers l’inconnu et un tourbillon politique dont il ne sortit que dix ans plus tard. À chaque étape du chemin vers la Terreur, qu’elle soit spontanée ou institutionnelle et à chaque irruption brutale des masses, on trouva les mêmes phénomènes de rumeurs, de panique, de vengeance qui libérèrent les pires instincts.
Dans la France d’aujourd’hui, seule une minorité de citoyens veut vraiment abattre le régime. Comme en 1789, les Français restent majoritairement attachés aux institutions et souhaitent continuer à vivre le plus protégés possible de la crise économique. Ils se tournent vers l’État et les partis politiques institutionnels, principalement l’UMP ou le PS, qui sont tour à tour sanctionnés par les électeurs mais ne sont jamais globalement et en même temps écartés des affaires.
Les alternatives apparentes sont celles du Front national, mouvement d’extrême droite qui joue désormais au parti « attrape-tout » et de son symétrique, le Front de gauche. Mais le système majoritaire à deux tours en fait les dupes de stratégies perverses de l’UMP et du PS. Ainsi, on n’entend guère protester les maires et députés socialistes élus grâce aux triangulaires provoquées par la présence de candidats lepénistes. En bout de course, cette fragmentation contribue à figer la situation politique.
Quoi qu’il en soit, le conservatisme n’évite pas le danger. Ces craintes populaires mettent les groupes sociaux les uns en face des autres avec des attentes contradictoires, ce qui peut aboutir à une situation incontrôlable. François Hollande, Manuel Valls et leur gouvernement pensent, comme tous les pouvoirs avant eux, que la jonction d’opposants si différents ne pourra s’opérer. Ils sous-estiment qu’il existe un point commun grandissant entre tous : la volonté de les chasser, quitte à s’aventurer en des terres politiques inconnues.
Et, comme aux débuts de la révolution de 1789, la multiplication de troubles en province, tel le mouvement des Bonnets rouges en Bretagne, risque, en mettant sous pression les milieux dirigeants parisiens, de les conduire à des décisions qu’ils ne maîtriseront plus.
Enfin, l’ultime détonateur tient à l’incapacité du pouvoir à se défendre jusqu’au bout par la force alors qu’il la brandit, excitant de plus belle des opposants qui se radicalisent. Ce qui provoqua de manière immédiate la prise de la Bastille, ce fut la crise frumentaire qui avait vu le prix du blé augmenter de façon vertigineuse courant 1788. Le peuple parisien craignait pour son approvisionnement. Quand il apprit le second renvoi de Necker, il crut à un complot destiné à briser sa résistance par la disette. Il ne s’agissait pourtant que des conséquences d’une récolte désastreuse et d’une révolution de palais.
Si demain le prix de l’essence prive une partie des Français de l’usage de l’automobile, il ne faudra pas s’attendre à beaucoup plus de calme dans les zones périurbaines où, pour se rendre au travail, un véhicule est désormais indispensable.
Toujours est-il que la royauté ne disposait plus en 1789 des moyens humains et matériels de réprimer l’insurrection en formation. Le maintien de l’ordre reposait sur la garde de Paris, sorte de police militarisée et sur l’armée. Mais l’argent manquait pour l’entretenir et les hommes du rang n’étaient pas toujours bien contrôlés par leurs officiers. Des cas de fraternisation avec la population, lors des multiples émeutes qui s’étaient déroulées les années précédentes, inquiétaient déjà le ministère.
Quant à la Garde suisse, dont les effectifs ne dépassaient pas le millier d’hommes, livrée à elle-même par un Louis XVI qui ne put se résoudre à lui donner l’ordre de tirer sur les assiégeants des Tuileries, elle finit taillée en pièces lors de la terrible journée du 10 août 1792 qui vit la monarchie sombrer définitivement.
Si l’on compare la situation de 1789 avec celle de 1830, autre révolution à type d’effondrement interne, on constate que le pouvoir de Louis XVI comme plus tard celui de son frère Charles X, avaient bel et bien envisagé d’écraser l’insurrection.
Mais ils n’en avaient plus les moyens : lors des Trois Glorieuses de juillet 1830, le roi dut se résoudre à admettre que les 10 000 hommes de troupes dont il disposait au mieux ne lui permettaient plus de faire face aux dizaines de milliers de Parisiens révoltés, nombre d’entre eux équipés de fusils pillés ou anciens membres de la garde nationale dissoute en 1827 ayant conservé leurs armes. Il suffit alors que deux régiments de ligne stationnés près des Tuileries passent aux insurgés pour que le régime soit emporté.
L’état actuel de fatigue et de lassitude, voire de paupérisation, de l’armée et des CRS offrirait-il des moyens supérieurs de défense à un gouvernement contesté dans la rue ? Poser la question, c’est déjà en partie y répondre.
Il est peu probable que, face à des troubles graves, Manuel Valls, premier flic de France ayant investi le 57, rue de Varenne, et son chef théorique, François Hollande, puissent longtemps compter, depuis leurs bunkers de Matignon et de l’Élysée, sur les soldats et la police pour se lancer dans une répression sauvage.
Frondes réussies et avortons révolutionnaires
Chaque événement historique, par construction, a son originalité propre. Il est toutefois possible d’esquisser une typologie des révolutions à forme d’effondrement interne en France. Si l’exemple de 1788 nous paraît le plus proche de la situation d’aujourd’hui, c’est que ses répliques de 1830 et 1848 furent surtout des remaniements brutaux des équipes dirigeantes, le système politique se stabilisant au bénéfice des nouveaux monarques après un ou deux ans de troubles11.
En 1830, ce fut l’autisme du pouvoir et la promulgation des ordonnances de Saint-Cloud, renvoyant à leurs foyers les députés tout juste élus avant même qu’ils aient pu se réunir et bâillonnant la presse qui provoqua l’insurrection ; bref, un phénomène étroitement politique. Jamais depuis 1815, Louis XVIII et Charles X n’étaient parvenus à neutraliser l’influence des « ultras », partisans d’un rétablissement monarchique pur et dur surreprésentés grâce à une loi électorale faite sur mesure. Ces réactionnaires isolèrent le trône de l’énorme majorité de la population, notamment sous le long ministère Villèle.
Tirant parti du peu d’envie des Français en général et de la bourgeoisie en particulier de voir la situation insurrectionnelle dévier vers un emballement de type 1791/1795, Louis-Philippe sut manœuvrer en 1830 pour recevoir la couronne, non sans de drolatiques hésitations qui le conduisirent à intercepter des courriers qu’il venait d’envoyer ou à dormir dans des galetas pour se cacher. Il fut aidé par la lassitude d’un La Fayette vieillissant qui eût pu proclamer la république mais ne le fit pas. De ces « Trois Glorieuses » célébrées par la colonne de Juillet, place de la Bastille, il faut aussi retenir que la victoire finale du duc d’Orléans dut beaucoup à la peur d’une intervention étrangère en cas de proclamation républicaine. Les révolutions et révoltes françaises ne sont jamais indifférentes à ce qui se passe à nos frontières et les tensions avec les puissances voisines ont toujours influencé le cours des événements en France.
Entre 1830 et 1840, la France connut une instabilité ministérielle chronique, attisée par l’absence de majorité claire à l’Assemblée, les rivalités incessantes entre Thiers, Molé, Guizot et autres grands ambitieux du royaume et les manœuvres sournoises de Louis-Philippe. Le régime s’appuyait sur la grande bourgeoisie mais, refusant jusqu’au bout lui aussi le suffrage universel, il ne put trouver de relais solides dans la population.
Le problème récurrent de la France perdurait : un pouvoir centralisé, tenté par l’autoritarisme mais contrôlant mal son territoire, contraint à des compromis clientélistes et fragile dès qu’un accident économique ou diplomatique se produisait.
Il faut se remémorer en effet la faiblesse initiale de la monarchie de Juillet et l’ampleur de sa contestation. En 1832, la répression des manifestations qui accompagnèrent l’enterrement du général Lamarque fit près de 800 victimes et le roi, en 1835, échappa de peu à une machine infernale. Cependant, les Français ne craignaient pas la famine, ce qui permit au régime de durer. La situation économique n’était pas aussi profondément dégradée qu’après 1789. En conséquence, les émeutes qui à plusieurs reprises touchèrent Paris, Lyon et d’autres grandes villes ne dégénérèrent-elles pas en révolution.
Après 1840, l’habileté de Guizot et un contexte favorable donnèrent quelques années de quiétude au pouvoir qui put lancer aux Français un « Enrichissez-vous par le travail et l’épargne et vous deviendrez électeurs ! » demeuré célèbre. Le climat devint de nouveau tendu en 1846, précisément du fait du retour des difficultés économiques et du raidissement politique du gouvernement. La récolte est catastrophique, la disette menace pour la première fois depuis longtemps et il faut importer du blé de Russie.
En 1847, une crise frappe durement les ouvriers de la métallurgie et de la construction ferroviaire, dont 700 000 se retrouvent au chômage. L’artisanat parisien est lui aussi touché, notamment les ouvriers des faubourgs. L’ameublement, la confection et les activités liées au luxe, essentiels à Paris – il ne faut jamais oublier que nous vivons dans un pays où la cour et son apparat ont favorisé une industrie de la mode vitale pour la richesse nationale – souffrent d’un brutal ralentissement qui laisse près de la moitié de la main-d’œuvre de la capitale sous-employée, un excellent terreau humain pour les émeutes à venir.
Comme en 1789 ou en 1830, le pouvoir central ne peut s’appuyer sur des relais efficaces pour garder le contrôle de la situation. La dynamique révolutionnaire de février 1848 ressemble en effet à celle de juillet 1830 : un mélange de maladresse politique quand le ministère Guizot décide d’interdire les banquets d’opposants, une valse-hésitation du gouvernement qui tour à tour explore la solution de la répression puis celle du compromis trop tardif quand le roi renvoie Guizot et fait appel à Odilon Barrot, un manque de chance avec la fusillade accidentelle du boulevard des Capucines alors que l’insurrection était calmée et, enfin, la constatation par Louis-Philippe que les moyens de la répression militaire lui manquent.
Février 1848 fut donc la revanche des républicains de juillet 1830, privés à l’époque de leur victoire. Mais les problèmes économiques perduraient. Les journées de juin 1848, proto-communistes, noyées dans le sang par les républicains modérés, furent la conséquence d’une détérioration rappelant celle qui se produisit entre 1789 et 1793. Les Ateliers nationaux, qui employaient à ne pas faire grand-chose plus de 100 000 individus, furent dissous, déclenchant des émeutes.
L’armée, alliée à une Garde nationale composée essentiellement de boutiquiers, réussit à venir à bout des insurgés, en quatre journées de combats extrêmement cruels.
Les républicains avaient usé d’une brutalité devant laquelle les monarques s’étaient cabrés. Le dégoût que ressentit une partie du peuple pour le nouveau régime aida certainement Louis-Napoléon Bonaparte à s’en débarrasser trois ans plus tard. Puisque, sous le nom de Napoléon III, le futur souverain parvint à tirer peu à peu la France du marasme économique, à la moderniser tout en donnant aux Français plus de liberté d’entreprendre, les choses rentrèrent peu à peu dans l’ordre.
À travers tous ces exemples, se dessine le modèle de révolutions françaises qu’on pourrait qualifier d’endogènes. Il est directement lié à l’incapacité d’un gouvernement isolé à procéder à des arbitrages courageux afin de régler les problèmes de la nation. Pour se maintenir au pouvoir, les équipes dirigeantes passent des accords bancals avec d’étroits groupes de notables sans jamais envisager de donner liberté et droit de choisir à la masse de la population. Le principe est de diviser pour régner.
Thiers, par exemple, qui se voulait pourtant du « mouvement » plutôt que de la « résistance », refuse obstinément le suffrage universel alors que le pays compte 241 000 électeurs pour 35,5 millions d’habitants. Il réprime durement les troubles sociaux mais accorde des avantages considérables aux actionnaires de la Banque de France ou aux propriétaires de chemins de fer. Peu à peu, les dirigeants ne parviennent plus à trouver de relais suffisants dans les cercles qui les soutenaient et qui défendent âprement leurs privilèges. Cette absence de base politique solide entraînera la Restauration et la monarchie de Juillet par le fond au premier gros vent conjoncturel.
Les situations de 1830 et 1848 sont-elles transposables à la France de 2014 ? Notons-le d’entrée : il faudrait qu’aujourd’hui, utilisant la procédure référendaire, le chef de l’État ose sacrifier les oligarchies archaïques, supprimer le Sénat en sa forme actuelle et toutes les administrations superfétatoires, couper dans les dépenses clientélistes et affronter les eurocrates qui nous entravent au motif qu’ils veillent sur nous. Mais, pas plus qu’en 1788, en 1830 ou en 1848, le gouvernement ne peut se résoudre à faire le ménage en son sein ou se priver d’appuis pourtant défaillants.
Le modèle gaullien, celui d’une monarchie républicaine, était précisément fondé sur l’idée qu’un roi moderne pourrait gouverner au-dessus des partis, s’adresser directement au peuple, organiser des référendums et faire prévaloir les nécessaires réformes. Le souvenir du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte avait longtemps rendu taboue l’idée d’un président élu au suffrage universel direct. Pourtant, le putsch du 2 décembre 1851 était surtout dû à la règle inepte qui empêchait le chef de l’État de faire plus d’un seul mandat de quatre ans.
De Gaulle a réussi à faire partager aux Français son intuition qu’une relation sans intermédiaire entre la tête de l’État et la population est nécessaire dans un système très centralisé.
Cela est possible à la condition que le président ne soit pas lui-même frappé du mal qui paralysa jadis le roi Bourbon ou Orléans : des décisions s’enlisant dès lors que les principaux rouages de l’administration et la classe politique sont gangrenés par le corporatisme, rétives au changement, ankylosées par une multitude de cadres et que le Trésor est soumis à des contraintes extérieures qui le privent de moyen réel d’agir.
Si, de plus, le chef de l’État n’est guère volontaire, comme autrefois Louis XVI ou Charles X et aujourd’hui François Hollande, une explosion sociale risque tôt ou tard d’être la seule issue aux frustrations sociales et aux angoisses populaires.
Quid alors lorsque le discrédit du monarque le paralyse et que l’économie est à l’arrêt ? Rien n’est facile si l’on entend réformer la France. De Gaulle lui-même, en 1968, vacilla devant une insurrection d’opérette qui cessa de chanter dès lors que les entreprises desserrèrent les cordons de leurs bourses et que le gouvernement rouvrit les stations-services. Un an plus tard, sa volonté de réformer les collectivités locales se heurta à l’incompréhension de ses concitoyens lors du funeste échec du référendum sur la régionalisation.
Dans la France des années 2010 sans croissance réelle depuis près de dix ans, tétanisée face à une crise budgétaire qui ne cesse de s’approfondir, le retour au calme serait beaucoup plus difficile, si des troubles graves se produisaient, que dans un pays où la croissance dépassait allègrement les 5 % chaque année depuis plus de dix ans, ce qui était le cas de la France lors du bref happening soixante-huitard.
Seul un déni complet de réalité empêcherait donc de remarquer qu’en cette année 2014, les éléments d’une convulsion semblable à celle de 1789 sont peu à peu réunis et que la situation est presque aussi dégradée qu’avant les épisodes révolutionnaires de 1830 ou 1848.
Au fond, pourquoi la France peine-t-elle tant à se réformer, par le passé comme aujourd’hui ? Depuis les débuts de la République, les députés et les sénateurs sont le plus souvent des élus locaux ayant un ancrage et une légitimité essentiellement territoriaux. Aussi, sur les sujets techniques de portée nationale, l’État cherche-t-il le relais de corporations. Après leur avoir accordé des avantages, il éprouve beaucoup de difficulté à les reprendre. Il suffit d’observer l’enlisement de toutes les tentatives de réformes des professions dites protégées pour s’en convaincre.
Ainsi existe-t-il encore en France des administrateurs judiciaires et la justice consulaire n’a-t-elle pas changé malgré les multiples rapports et scandales ayant montré depuis plus de quinze ans que leur action est nuisible aux entreprises et néfaste à l’économie12. La capacité de résistance du corps médical aux réformes de la Sécurité sociale est quant à elle proverbiale13.
Face à ces résistances, le pouvoir tente de gouverner en isolant ses adversaires les uns des autres et en segmentant le dialogue social, accroissant le conservatisme jusqu’à un point de rupture. Dans le moins turbulent des cas, il se produit des « Grenelle », comme lors de la crise de mai 1968.
Il faudrait pouvoir dissoudre les résistances corporatistes dans le recours au suffrage universel. Mais, dans une démocratie représentative avec parlement et scrutin de circonscription, l’État n’a pas la possibilité de le faire à chaque fois qu’il rencontre un problème spécifique. D’où son embolie progressive.
La révolution est-elle soluble dans l’élection ?
Nonobstant les similitudes entre ces convulsions historiques, on entend parfois qu’il est a priori improbable que la France puisse être, en 2014, happée par un processus révolutionnaire. Depuis l’instauration pérenne du suffrage universel direct en effet, c’est-à-dire depuis les années 1870, aucun mouvement insurrectionnel n’a véritablement triomphé ou même ébranlé à lui seul l’État. Pourquoi ? Parce que les élections viennent, en cas de crise, sanctionner ou renforcer le pouvoir en place.
Par le passé, quand la sclérose des milieux dirigeants et l’absence de dialogue social ne trouvaient pas de sanction dans les urnes, seule demeurait la possibilité de l’affrontement violent. Depuis que les citoyens votent, ils peuvent se soulager par leurs bulletins et se débarrasser de dirigeants honnis en en élisant d’autres. C’est ainsi qu’en 1968 les gaullistes portèrent l’estocade aux agitations universitaires par la dissolution de l’Assemblée nationale ou qu’en 1936 le Front populaire endigua définitivement l’essor des ligues.
Pourtant, la réalité historique est plus subtile. Quand la France était placée dans des situations où, malgré la tenue d’élections, elle restait paralysée et incapable de trouver dans son système politique l’élan pour se réformer, invariablement un choc extérieur s’abattait sur elle. Ce fut le cas en 1870, en 1940 et en 1958.
Face à cet événement parfois inconsciemment provoqué, le régime était emporté. L’inertie française était bousculée par un monde en mouvement. Les effondrements à type de coups de boutoir extérieur sont souvent les prolongements de convulsions internes que le système électoral ne parvient pas à calmer.
Une France frappée de stupéfaction assiste alors impuissante à son naufrage.
4 François Bluche, La Vie quotidienne au temps de Louis XVI, Hachette Littérature, 1989.
5 Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, Hachette, 1972, réédition augmentée, collection Pluriel, 1982.
6 Sondage publié dans Le Figaro daté du 4 janvier 2014.
7 Florin Aftalion, Économie de la Révolution française, Presses universitaires de France, 2007.
8 Hommage soit ici rendu à l’hilarant Helmut Fritz pour sa chanson de 2009 bien dans l’air du temps « Ça m’énerve ».
9 Pour une bonne synthèse de l’apport de l’école américaine à la compréhension de la Révolution française, on pourra consulter notamment l’ouvrage de Jacques Solé : La Révolution en question, Éditions du Seuil, 1988.
10 Sieyès développait des théories étranges sur l’origine franque de la noblesse et gallo-romaine du tiers état. Il en déduisait qu’il fallait « renvoyer dans les forêts de Franconie toutes ces familles (nobles) qui conservaient la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et de succéder à leurs droits. » Par-delà l’aspect un peu délirant de cette proposition, on notera que Sieyès soulevait intuitivement la question des relations de la France avec le monde germanique comme essentielle pour la stabilité politique d’un pays centralisé mais qui se voulait désormais démocratique.
11 Voir notamment David H. Pinkney, The French Revolution of 1830, 1972 ; trad. française : La Révolution de 1830 en France, Presses universitaires de France, 1988.
12 Depuis le rapport de 1998 signé par les députés Montebourg et Colcombet, rien ou presque n’a été fait.
13 On se souvient notamment de l’extrême difficulté, en 1991, à introduire en France le système allemand de rémunération sur une enveloppe globale, aux grèves multiples des médecins et internes contre l’Objectif national des dépenses de l’assurance maladie (Ondam) en 1997 et même à l’arrêt du Conseil d’État de 2000 empêchant les sanctions contre les médecins dépassant les plafonds
Extrait du livre de Serge Federbusch "Français, prêts pour votre prochaine révolution »