Au Turkana, les éoliennes tournent dans le vide
Le plus grand parc éolien d’Afrique est sur pied depuis un an, dans le nord du Kenya. Ce projet devrait bénéficier à un million de familles. Mais il n’y a pas de ligne électrique, le groupe espagnol chargé de la construire ayant fait faillite. Un consortium chinois a pris le relais
REPORTAGE
loiyangalani (kenya) - envoyée spéciale
Un parc d’éoliennes près du lac Turkana, au Kenya, le 6 février. Luis Tato pour "Le Monde"
Pendant quinze ans, on les a pris pour des fous. « Tout le monde nous voyait comme une bande d’aliénés, mais c’est devenu notre force », en rit encore Carlo Van Wageningen, maintenant que se dresse devant lui, au beau milieu d’un paysage aux faux airs de planète Mars – les chameaux en plus – la plus grande ferme éolienne d’Afrique. Financer, acheminer et implanter 365 monstres d’acier dans le Turkana, région pauvre et isolée du nord du Kenya, fut pour ce Néerlandais un long combat. Il n’est pas encore achevé.
L’histoire du projet est aussi improbable que sa localisation. Elle commence par une passion pour la pêche. Au milieu des années 1990, un autre Néerlandais résidant au Kenya, Willem Dolleman, vient régulièrement camper aux abords de l’immense lac Turkana, attiré par ses eaux poissonneuses. « A son retour à Nairobi, il parlait pendant des jours de la force prodigieuse du vent et me harcelait pour y développer une ferme éolienne », se souvient Carlo Van Wageningen, la voix presque recouverte par les bourrasques. « A l’époque, imaginer des éoliennes ici était délirant. Les premières fermes existaient en Europe, mais grâce à de fortes subventions impossibles à envisager en Afrique. »
Aucun des deux compères, spécialisés en projets agricoles, n’a déjà développé de ferme éolienne. L’idée fait malgré tout son chemin. Au début des années 2000, une centrale électrique d’une cinquantaine de mé- gawatts (MW) est prévue, une poignée de connaissances et d’officiels kényans apportent leur soutien, un expert de la mesure du vent est dépêché sur place. « Il nous a dit : “J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle : la bonne, c’est que le vent est exceptionnel. La mauvaise, c’est qu’il faut au minimum 300MW pour justifier de construire des installations en plein désert”, poursuit Carlo Van Wageningen, qui dirige désormais Lake Turkana Wind Power (LTWP, la société de projet dont il est actionnaire). C’était effrayant. » L’équipée choisit de continuer.
LONGUE PHASE DE DÉVELOPPEMENT
Il faudra près de dix ans pour crédibiliser le projet, finalement établi à 310 MW. Aux embûches administratives et financières s’ajoutent des difficultés techniques. Ironiquement, le vent (venu de l’océan Indien, il s’engouffre dans la vallée du Rift et accélère aux abords du lac) est trop fort pour être supporté par les machines. Un nouveau site, moins exposé, est trouvé en retrait du lac, à 28 km du village de Loiyangalani. Selon LTWP, il permet aussi de s’écarter totalement du passage des oiseaux migrateurs.
Cette longue phase de développement, inhérente aux grandes infrastructures, jouera dans un sens en faveur du projet. Au tournant des années 2010, l’énergie éolienne se démocratise : les coûts chutent, les équipements gagnent en performance, les réglementations se précisent. La menace du ré- chauffement climatique et l’explosion de la consommation d’électricité en Afrique boostent les énergies renouvelables.
L’idée de quelques hurluberlus devient un projet emblématique à 620 milliards d’euros (environ 73 milliards de shillings kényans à l’époque) qui attire de grands noms du secteur. Côté investisseurs, on trouve notamment le géant Vestas, qui fournit les éoliennes et acquiert 12,5 % des parts. Côté prê- teurs, les principales institutions de développement répondent à l’appel, à commencer par la Banque européenne d’investissement, qui injecte 200 millions d’euros à elle seule. « C’est pour nous un projet phare parce qu’il répond à deux objectifs prioritaires de la banque : lutter contre le changement climatique et soutenir le secteur privé. L’enjeu dépasse largement les frontières du Kenya », souligne Catherine Collin, qui dirige la représentation de la banque en Afrique de l’Est.
Le président du Kenya, Uhuru Kenyatta, en a fait un étendard de son programme de développement Vision 2030. Et pour cause : plus gros investissement privé jamais réalisé dans le pays, créatrice d’environ 350 emplois, la ferme représente 15 % de la capacité de production du pays et peut éclairer un million de foyers. Grâce à un prix compétitif de 7,52 centimes d’euros le kilowattheure, le Turkana va non seulement permettre de verdir encore le mix électrique kényan (principalement basé sur la géothermie et l’hydraulique) en poussant vers la sortie les centrales thermiques, mais aussi de baisser la facture d’électricité des consommateurs. Du moins en théorie.
Car il manque encore un « détail » : la ligne électrique. Sans elle, les turbines tournent dans le vide. En survolant le tracé de plus de 400 km vers le sud que doit emprunter cet élément vital du dispositif, on distingue parfois des groupements de pylônes, brillants et perdus au milieu de l’immensité désertique. Selon Ketraco, l’entité publique spécialisée dans les nouveaux réseaux, chargée de ce segment du projet, ce dernier est achevé à « 70 % ». Un chiffre qui laisse le directeur de LTWP dubitatif : « Il manque près de la moitié des pylônes, et aucun câblage n’a été installé. » Ironiquement, des générateurs diesel assurent l’éclairage de la base vie depuis l’achèvement du site, mi-2017. Des précautions avaient pourtant été prises : la ligne devait être installée quatorze mois avant la livraison de la centrale électrique. Elle accuse aujourd’hui plus de quarante mois de retard sur le planning initial.
Comment en est-on arrivé là ? Du côté de l’Etat, on rejette la faute sur le dépôt de bilan d’Isolux Corsán, l’entreprise espagnole qui avait remporté ce contrat (pour lequel l’Etat a bénéficié de financements espagnols) au cours d’un appel d’offres, en 2011. « Lorsque nous avons fait les évaluations, il n’y avait aucun signe de faillite. Ils ont investi sur des marchés étrangers bien après s’être engagés avec le Kenya », a récemment déclaré le directeur général de Ketraco, Fernandes Barasa [qui n’a pas souhaité répondre à nos questions]. Un coup de malchance indéniable. Mais qui est survenu en 2017, date à laquelle la ligne aurait déjà dû être opérationnelle.
CHACUN EN PAYE LE PRIX
Loin d’être anecdotique, l’affaire illustre la complexité du développement de l’énergie en Afrique. Pour certains, le Turkana est même un cas d’école. Les réseaux, tout d’abord, sont un défi à travers le continent. Au-delà des retards, ces projets ont aussi tendance à être délaissés par les Etats et les investisseurs, qui portent plus d’attention à la production, plus « rentable », tant sur le plan financier que sur le plan politique et médiatique.
Enfin, et surtout, nombreux sont les projets qui connaissent des conflits liés à la propriété de la terre. « C’est un sac à problèmes, particulièrement au Kenya », note un investisseur qui a décliné le projet. Le pays, pourtant très digitalisé, peine à établir un cadastre centralisé. « Ketraco n’a pas été capable de faire face au problème de la terre et d’exécuter [le travail de sécurisation et de compensation des terrains] », abonde un développeur, pointant aussi les blocages liés à la spéculation foncière et à la corruption.
Pour l’heure, chacun en paye le prix. L’Etat tout d’abord, contraint de rémunérer l’installation, qu’il utilise ou non son électricité, un principe habituel dans ces partenariats public-privé. Ainsi, 5,7 milliards de shillings (46 millions d’euros) ont dû être inscrits au budget rectificatif 2018, et une hausse du prix d’achat a été négociée sur six ans. Le consommateur ensuite, dont la facture devrait temporairement augmenter, au lieu de baisser, afin de couvrir ces coûts.
Une situation également inconfortable pour LTWP, qui, grâce à cette somme, peut commencer à rembourser ses créanciers mais pas à générer des revenus. Les communautés locales (Turkana, Samburu, Rendille) enfin, auxquelles une part de cette rente est destinée. « Cela reporte certaines aides et peut créer des tensions entre ceux qui en ont bénéficié et les autres, mais il n’y a plus de fonds pour l’instant », s’inquiète le responsable des relations avec ces communautés, Nick Taylor, qui parcourt quotidiennement la zone au volant d’un 4 × 4 poussiéreux.
Une éclaircie vient d’apparaître avec la désignation, fin janvier, d’un consortium chinois chargé de terminer les travaux avant le 31 août, sous peine de sanctions. Les acteurs semblent confiants. « Nous suivons la situation avec énormément d’attention, précise Mme Collin. Il serait désastreux que les éoliennes ne tournent pas pendant des années. De plus, cela pourrait impacter la perception du risque sur le Kenya. Pour le pays, la répercussion irait alors bien au-delà du projet. » En cas de nouveau retard, un défaut de l’Etat est à écarter tant il bousculerait la confiance des marchés. Un report des indemnités sur les consommateurs est, lui, plus probable.
marion douet
Source : Le Monde du jeudi 15 / 02/ 18