Le recours à l’armée et l’annonce que le LBD sera employé sans limite sont l’expression nouvelle d’une politique de terreur employée par les gouvernants à l’encontre des contestations populaires. Il faut nommer les choses pour ce qu’elles sont, et résister.
Le gouvernement a franchi cette semaine un nouveau pas dans l’escalade de la violence d’État. Ce pas nous fait basculer dans une situation nouvelle. En recourant, au nom du maintien de l’ordre, à l’armée — une première depuis 1948 —, en donnant licence aux forces de police d’user sans réserve des lanceurs de balles de défense (LBD), en « partant du principe que ces rassemblements sont des rassemblements d’émeutiers », MM. Macron, Philippe et leurs ministres visent clairement à terroriser celles et ceux qui entendent manifester samedi prochain et les suivants.
La répression du mouvement des Gilets jaunes a déjà atteint en quatre mois un niveau de violence étatique sidérant, avec plus de 200 blessés graves, 22 personnes éborgnées, cinq mains arrachées, et une personne morte par un tir de grenade. Ce bilan est le plus lourd en matière de répression qu’on ait connu depuis mai 1968. Et non contents de tenir pour négligeables les critiques sur cet emploi démesuré de la force lancées par le Parlement européen, le Conseil de l’Europe, la haute commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, des ophtalmologistes et des chirurgiens effrayés par les « blessures de guerre », les terroristes d’État ont été jusqu’à accuser le Défenseur des droits – qui a recommandé la suspension de l’utlisation des LBD – d’avoir « indirectement » et « implicitement » une part de responsabilité dans le désordre et le vandalisme qui se sont produits à Paris le samedi 16 mars. Si tout cela ne suffisait pas, la licence donnée aux BAC (brigades anti-criminalité) et autres DAR(détachements d’action rapide) d’agir sans limite, l’absence de toute sanction contre la dissimulation systématique du matricule d’identification des agents, l’usage de policiers en civil, l’engagement de nouveaux moyens (drones, gaz lacrymogènes lancés depuis des véhicules blindés), confirment que dans leur panique devant la rébellion, M. Macron et ses subordonnés placent le « maintien de l’ordre »au-dessus de toute autre considération.
Le message envoyé par le gouvernement est clair : toute manifestation des Gilets jaunes sera considérée comme une émeute, et face à l’émeute, tous les moyens sont permis : la mutilation, voire la mort, comme l’a évoqué le Premier ministre devant l’Assemblée nationale.
Les violences exercées par les forces de police — et éventuellement par l’armée — sur l’ordre du gouvernement sont accompagnées d’une lourde pression sur l’appareil judiciaire pour le mettre au service d’une répression indiscriminée. De surcroît, la loi anti-manifestation, lancée dans un autre moment de panique gouvernementale en janvier, va éborgner un peu plus le droit de manifester en donnant plus de pouvoirs aux préfets et en introduisant des fichages de personnes jugées — par la police — comme susceptibles de violences. Cette loi s’ajoute à une longue liste de lois sécuritaires – pensées en principe pour lutter contre le terrorisme… civil — et dont les dispositions sont appliquées en pratique aux mouvements sociaux.
Tout ceci n’est pas le seul fait de M. Macron et de ses subordonnés, même s’ils portent une responsabilité particulière dans la situation actuelle, et assument avec plus de cynisme ou d’aveuglement que leurs prédécesseurs — de Sarkozy à Valls — l’idée de terroriser les contestataires. Elle découle d’une évolution engagée depuis une vingtaine d’années — on pourrait en dater l’origine au Patriot Act adopté aux États-Unis en 2001 — et au long de laquelle les classes dirigeantes se sont éloignées des principes démocratiques pour mettre en place un système oligarchique. Et face aux contestations voire aux révoltes de plus en plus nombreuses se levant contre cette évolution et contre l’extension infinie des principes néolibéraux et de l’inégalité qui l’accompagnent, ils ont recouru à des moyens d’une brutalité répressive toujours plus intense.
Dans le cas français, cette radicalisation des classes dirigeantes est favorisée par deux facteurs. D’abord, la synchronisation décidée en 2002 de l’élection présidentielle et des élections législatives assure au chef de l’État — puisque les députés sont élus dans la dynamique de la victoire présidentielle — une assemblée à sa botte, et donc une quasi impunité politique durant cinq ans. Un deuxième facteur facilitant la brutalisation du pouvoir étatique en France est le contrôle de l’essentiel du système médiatique par les dominants, si bien que l’opinion est orientée par les choix de thèmes traités et par les commentaires des chiens de garde — les Apathie, Barbier, Elkrieff, Calvi, on en passe, et des dizaines — de façon à rendre primordiaux les concepts d’« ordre » et de « sécurité », et très secondaires les réalités de l’inégalité, les souffrances endurées par les classes populaires et la dégradation continue de l’environnement naturel. Les contre-pouvoirs aux excès de l’État sont ainsi structurellement affaiblis.
Il importe de qualifier le régime politique dans lequel nous sommes, et qui n’est plus une démocratie, malgré ce que serinent jour après jour les chiens de garde. « Quelque chose glisse », observe Daniel Schneidermann, « que les médias peinent à nommer ». Il s’agit bien d’une oligarchie, mais la violence qu’elle exerce pour maintenir sa domination exprime une qualité particulière que le terme de « dérive autoritaire » ne suffit plus à qualifier. Régime autoritaire, sans doute. Mais ce qui se joue en ce moment est plus dangereux encore. Le mot d’État terroriste m’est venu. Il s’agit bien de terroriser la révolte sociale qui s’est levée depuis quatre mois. Dans une émission de radio en mars 2018, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie disait que « Macron essaye d’instaurer un gouvernement de la terreur » : en affaiblissant les dispositifs de protection des personnes (ce que fait la politique néolibérale), expliquait M.de Lagasnerie, Emmanuel Macron rend les travailleurs soumis aux patrons, par terreur du licenciement, les chômeurs soumis aux contrôleurs, les migrants à la police, etc. Une observation comparable a été faite par l’avocate Judith Krivine : « Les gouvernements qui se succèdent privent les salariés de leurs droits et leur rendent l’accès au juge plus difficile, ce qui rend les recours de plus en plus décourageants. »
Ainsi, la violence blessante voire meurtrière des forces d’État est le volet le plus apparent d’une politique généralisée de la peur dans tous les rapports sociaux au profit des puissants. L’État terroriste de M. Macron et de la classe dont il est l’instrument n’annonce pas seulement qu’il est prêt à tuer les Gilets jaunes. Il leur refuse toute concession, et entend poursuivre sans fléchir sa politique nous entraînant dans le chaos social.
Mais quand on règne par la peur, on n’a plus d’autorité, on ne suscite plus aucune adhésion. Il ne reste que le pouvoir, dans la froide férocité du rapport de force. La bêtise criminelle des possédants dont la macronie est aujourd’hui l’expression ne doit cependant pas générer la peur par laquelle ils veulent nous paralyser, mais le simple et âpre sentiment qu’aujourd’hui, il n’est d’autre attitude digne que la résistance.
Hervé Kempf
La source originale de cet article est Reporterrre
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