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Fouché, l'animal politique au regard de Zweig

Publié par medisma sur 11 Août 2013, 19:36pm

 

 Joseph Fouché vu par Stefan Zweig*

 

JOSEPH FOUCHÉ par Stefan Zweig* (1927)

''Cette publication est nécessaire à la connaissance de la Révolution et de l’Empire. L’histoire de Joseph Fouché est une utile et très actuelle contribution à la psychologie de l’homme politique.''   S. Z

Ce qui passionne Stefan Zweig, c'est l'homme Fouché, cet homme qui semble surfer sur les événements, toucher le fond pour mieux rebondir. Ce qui le fascine, c'est cet animal politique qui pressent, qui sent les évolutions et évite de se compromettre.

Indéniablement, Stefan Sweig est attiré par cet homme. À plusieurs reprises, Fouché s'est cru perdu pour la politique, sans ressources, abandonné par tous, sans avenir. Il portera toujours, même après sa fabuleuse réussite sous l'Empire, les stigmates de son passé. Après sa mission à Lyon pendant la Terreur, il sera surnommé le mitrailleur de Lyon, il sera régicide, ce que la Restauration ne saurait lui pardonner, sa tiédeur à défendre Bonaparte après la fausse nouvelle de la défaite de Marengo, ce que le caractère ombrageux et vindicatif du futur empereur ne saurait également lui pardonner. Chaque période de sa vie contient ainsi des épisodes qui lui seront reprochés, qu'il portera comme une croix et en feront constamment un homme seul. Ce sont ses multiples facettes qui intéressent Stefan Zweig : virer à 180 degrés quand la nécessité s'en fait sentir, passant en un tournemain du Marais centriste à l'Extrême gauche montagnarde pour servir ensuite le Consulat et l'Empire.

Paradoxalement, il gardera toujours entre lui et le pouvoir en place une distance qui fera qu'il ne se liera à aucun parti, aucune faction, aucun homme et refusera cette fidélité de laquais que l'empereur attendait de lui. « Napoléon n'aime pas Fouché et Fouché n'aime pas Napoléon, » écrit Stefan Zweig. Amitié, complicité impossibles car très certainement, ils n'aiment qu'eux-mêmes. Ils sont aussi très différents, au physique comme au mental : autant Napoléon est emporté par son tempérament corse et atrabilaire, autant Fouché sait faire preuve d'un sang-froid remarquable. On dit de lui qu'il est un animal à sang froid.

Fouché possède une puissance de travail phénoménale. Il sait tout sur tous, tout sur les turpitudes de la famille impériale, sur l'empereur aussi qui ne pouvait rien lui cacher de sa vie sentimentale avec Joséphine[4] ou avec ses maîtresses. Cette faculté « procure à Fouché cette puissance unique sur les hommes que Balzac admirait tant. »

 

   Joseph Fouché au regard de Stefan Zweig (photo ci-dessous) 

Joseph Fouché, l’un des hommes les plus puissants de son époque et l’un des plus remarquables de tous les temps, a trouvé peu d’amour auprès de ses contemporains et encore moins de justice auprès de la postérité. Napoléon, à Sainte-Hélène, Robespierre, parmi les Jacobins, Carnot, Barras, Talleyrand

dans leurs Mémoires, et tous les écrivains français, royalistes, républicains ou bonapartistes, trempent leur plume dans du fiel dès qu’ils doivent écrire son nom. Traître né, misérable intrigant, nature de reptile, transfuge professionnel, âme basse de policier, pitoyable immoraliste, aucune injure ne lui a été épargnée ; et ni Lamartine, ni Michelet, ni Louis Blanc n’essaient sérieusement d’étudier son caractère, ou plutôt son absence admirablement constante de caractère. Pour la première fois ses traits nous sont présentés sous leur véritable aspect dans la monumentale biographie de Louis Madelin (à laquelle la présente étude psychologique, comme toute autre, doit la plus grande partie de ses matériaux) ; à cette exception près, l’histoire a relégué silencieusement au dernier rang des figurants insignifiants cet homme qui, à un tournant du monde, a dirigé tous les partis et a été le seul à leur survivre, et qui, dans un duel d’ordre psychologique, a vaincu un Napoléon et un Robespierre; de temps en temps sa silhouette encore traverse une pièce ou une opérette sur Napoléon mais, le plus souvent, sous la forme de charge schématique et banale d’un astucieux ministre de la police, d’un ancêtre de Sherlock Holmes ; une description sans profondeur confond toujours un rôle caché avec un rôle secondaire.

Seul, Balzac a vu de la grandeur dans cette figure originale, justement parce que lui-même était grand parmi les grands. Ce haut esprit, plein de pénétration, qui fouillait non seulement la scène mais encore les coulisses du temps, a reconnu sans réserve dans Fouché le caractère psychologiquement le

plus intéressant de son siècle. Habitué à considérer, dans sa chimie des sentiments, toutes les passions, celles qu’on nomme héroïques aussi bien que celles qualifiées basses, comme des éléments de même valeur absolue, habitué à admirer un malfaiteur consommé, un Vautrin, autant qu’un génie spiritualiste, un Louis Lambert, ne faisant jamais de différence entre ce qui

est moral et ce qui ne l’est pas et se bornant exclusivement à toujours mesurer l’énergie d’un homme et l’intensité de sa passion, Balzac a précisément fait sortir de l’ombre où il s’était complu cet homme qui fut le plus méprisé et le plus honni de la Révolution et de l’Empire. Il l’appelle « ce singulier génie », « le seul ministre que Napoléon ait  jamais eu », puis « la plus forte tête que je connaisse » et ailleurs « l’un de ces personnages qui ont tant de faces et tant de profondeur sous chaque face, qu’ils sont impénétrables au moment où ils jouent et qu’ils ne peuvent être expliqués que longtemps après la partie ». – Voilà une opinion bien différente de celle, méprisante, des moralistes. Et

dans son roman Une ténébreuse affaire  il consacre à cet « esprit sombre, profond, extraordinaire, qui est peu connu », une page spéciale : « Ce singulier génie, écrit-il, qui frappa Napoléon d’une sorte de terreur, ne se déclara pas tout à coup chez Fouché. Cet obscur Conventionnel, l’un des hommes les plus extraordinaires et les plus mal jugés de ce temps, se forma

dans les tempêtes. Il s’éleva, sous le Directoire, à la hauteur d’où les hommes profonds savent voir l’avenir en jugeant le passé ; puis tout à coup, comme certains acteurs médiocres éclairés par une lueur soudaine deviennent excellents, il donna des preuves de dextérité pendant la rapide révolution du 18 Brumaire. Cet homme au pâle visage élevé dans les dissimulations monastiques, qui possédait les secrets des Montagnards auxquels il appartint, et ceux des royalistes auxquels il finit par appartenir, avait lentement et silencieusement étudié les hommes, les choses, les intérêts de la scène politique ; il pénétra les secrets de Bonaparte, lui donna d’utiles conseils et des

renseignements précieux. À ce moment, ni ses anciens ni ses nouveaux collègues ne soupçonnaient l’ampleur de son génie purement ministériel, essentiellement gouvernemental, juste dans toutes ses prévisions, et d’une incroyable sagacité. »

Ainsi s’exprime Balzac. Son hommage avait d’abord attiré mon attention sur Fouché, et depuis des années mon regard suivait à l’occasion cet homme dont Balzac a dit qu’il a « possédé plus de puissance sur les hommes que Napoléon luimême ». Mais Fouché a su, comme il faisait de son vivant, demeurer

dans l’histoire une figure cachée : il n’aime montrer ni son visage, ni ses cartes. Presque toujours il reste dissimulé au sein des événements, à l’intérieur des partis, derrière le voile anonyme de ses fonctions ; son action est invisible comme celle des rouages d’une montre ; et on réussit très rarement à saisir son profil fuyant dans le tumulte des faits et dans les courbes

les plus accusées de sa carrière. Chose plus singulière encore, au premier coup d’oeil, aucun des profils de Fouché ainsi fugitivement saisis ne concorde avec les autres. Il faut faire un certain effort pour se représenter le même homme de chair et d’os, en 1790, professeur ecclésiastique et dès 1792 pilleur d’églises, en 1793 communiste, et à peine cinq ans après plusieurs fois

millionnaire, enfin, dix ans plus tard duc d’Otrante. Mais plus ses changements étaient hardis et plus devenait intéressant pour moi le caractère, ou plutôt l’absence de caractère, du plus parfait des disciples modernes de Machiavel ; plus sa vie politique tout entière passée dans les coulisses et dans les ténèbres devenait pour moi captivante et plus sa figure prenait à mes

yeux une allure originale et même démoniaque. C’est ainsi que d’une manière tout à fait imprévue, simplement par plaisir psychologique, je me suis mis à écrire l’histoire de Joseph Fouché, comme une contribution à une étude biologique encore inexistante et pourtant très nécessaire, du diplomate, de cette race d’esprit qui n’a pas encore été complètement examinée et qui est la plus redoutable de notre univers.

Je sais que cette biographie d’un être absolument amoral et d’une individualité aussi particulière et aussi importante que celle de Joseph Fouché ne répond pas aux désirs évidents de notre époque. Notre époque veut et aime aujourd’hui des vies héroïques, car dans la pénurie ou elle est de chefs politiques créateurs, elle cherche dans le passé des exemples plus hauts.

Je ne méconnais nullement le pouvoir qu’ont les biographies héroïques d’élargir l’âme, d’accroître l’énergie et d’élever l’esprit. Depuis Plutarque elles sont nécessaires à toute génération qui monte et à chaque jeunesse nouvelle. Mais précisément, en matière politique, elles risquent de falsifier l’histoire, en laissant croire que jadis et toujours, les véritables natures

de chef ont dirigé effectivement le destin de l’univers. Il est incontestable

que, par sa seule présence, une nature héroïque domine encore pendant des dizaines et des centaines d’années la vie spirituelle, mais seulement cette vie-là. Dans la vie pratique et réelle, dans la sphère du pouvoir gouvernemental,

l’action décisive appartient rarement (et c’est ce qu’il faut souligner,

pour mettre en garde contre toute crédulité politique) aux figures supérieures, aux hommes des idées pures, mais bien à une catégorie d’êtres de beaucoup moins de valeur, quoique plus adroits, je veux dire ceux qui travaillent dans la

coulisse. En 1914 et en 1918, nous avons vu comment les décisions historiques de la guerre et de la paix étaient prises, non pas selon la raison et par les responsables, mais par des individus cachés dans l’ombre, du caractère le plus douteux et d’une intelligence bien limitée. Chaque jour nous constatons encore que, dans le jeu ambigu et souvent criminel de la politique, auquel les peuples confient toujours avec crédulité leurs enfants et leur avenir, ce ne sont pas des hommes aux idées larges et morales, aux convictions inébranlables qui l’emportent, mais ces joueurs professionnels que nous appelons diplomates, ces artistes aux mains prestes, aux mots vides et aux nerfs glacés. Si donc, réellement, comme le disait déjà Napoléon il y a cent ans, la politique est devenue « la fatalité mo derne », nous voudrions essayer, pour nous défendre, de découvrir les hommes qu’on trouve derrière cette puissance et ainsi le redoutable secret de leur pouvoir. (Préface)

Salzbourg, automne 1929.

 

 

* Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 22 février 1942, à Petrópolis au Brésil, est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien.

Ami de Sigmund Freud, d'Arthur Schnitzler, de Romain Rolland, de Richard Strauss et d'Emile Verhaeren, Stephan Zweig fit partie de la fine fleur de l'intelligentsia juive de la capitale autrichienne avant de quitter son pays natal en 1934 à cause des événements politiques. Réfugié à Londres, il y poursuit une œuvre de biographe (Joseph Fouché, Marie Antoinette, Marie Stuart) et surtout d'auteur de romans et nouvelles qui ont conservé leur attrait près d'un siècle plus tard (Amok, La Pitié dangereuse, La Confusion des sentiments). Dans son livre testament Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, Zweig se fait chroniqueur de l'« Âge d'or » de l'Europe et analyse avec lucidité ce qu'il considère être l'échec d'une civilisation.

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