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le blog lintegral

actualités, économie et finance, nouvelle technologie, entrepreneuriat, histoire et colonisation...


Fin du système libéral ?

Publié par medisma sur 14 Juillet 2019, 20:12pm

 

 

Et si tout allait basculer

Le spécialiste économique  François Lenglet anticipe ce qui pourrait composer notre futur et nous propose, dans son essai, des pistes pour se préparer à tous les dangers...

Pour lui, c’est une certitude : nous vivons la fin d’un cycle libéral : «Nous entrons dans un cycle idéologique dominé par le retour des frontières, explique-t-il, mais aussi dominé par un retour massif de l’Etat dans l’économie ». «L’autorité des banques centrales va être remise en cause», prédit-il encore. 

Et d'ajouter qu'en 2019 deux courbes vont se croiser : celle de la montée des populismes et celle de la crise financière et boursière. La situation est explosive ! Nous basculons dans un autre monde. François Lenglet examine les raisons de cette mutation pour montrer l'émergence d'un nouveau cycle économique et politique : la fin du libéralisme et le retour de l'autoritarisme. Un autoritarisme cousin de celui de l'entre-deux-guerres, entre les traités de 1919, la crise de 1929 puis du début de la Seconde Guerre mondiale en 1939. Partant de ces leçons, François Lenglet nous dessine le monde tel qu'il sera en 2029, et nous permet de nous préparer à tous les dangers.
Une fresque étonnante qui éclaire notre avenir !

A lire absolument !

 

Large extrait du livre :

L’échec libéral

Trente ans exactement après la chute du Mur de Berlin, il semble se produire un phénomène de la même ampleur, mais comme inversé. Alors que les dictatures étaient tombées une à une en 1989, sans coup férir, au profit de la démocratie, ce sont aujourd’hui les démocraties qui sont ébranlées, avec leurs institutions et leurs principes mêmes – le vote, la représentation, le mandat. Alors que les frontières s’étaient effacées, libérant les illusions d’une gouvernance mondiale qui n’est jamais advenue, les voici qui sont rehaussées sur tous les continents, à la demande des peuples, pour rétablir l’espace national.

Comme en 1989, le mouvement est incroyablement rapide, et identique sur tous les continents. Pays occidentaux ou émergents, nations riches ou pauvres, démocraties ou régimes autoritaires, tous les pays connaissent désormais la même évolution : ceux qu’on appelle les « populistes » remportent les élections ou renforcent leur emprise. Ou encore, s’ils ne parviennent pas au pouvoir, gagnent en influence politique. Au point de déteindre sur le programme et les slogans des partis traditionnels en échec et désemparés.

Une marée mondiale. Le Brexit, au Royaume-Uni. La montée d’Alternativ für Deutschland, en Allemagne. La victoire de Matteo Salvini, leader de la Ligue, en Italie. Celle de Rodrigo Duterte, à la présidence des Philippines. Celle de Donald Trump, à la Maison Blanche de Washington. Celle de Jair Bolsonaro, au Brésil. La dérive autoritaire d’Erdogan, en Turquie, de Poutine, en Russie, de Xi Jinping, en Chine. Ou de Viktor Orban, en Hongrie. De l’exécutif polonais. En attendant les élections européennes, en juin prochain. Populiste ? Extrême droite ?

En apparence, chaque pays a développé sa propre variante. L’Américain Trump veut construire son mur le long du Mexique, le Philippin Duterte se déchaîne contre les criminels et les Anglais récusent les décisions de Bruxelles. Et l’on pourrait inventorier les différences dans les programmes qu’ils entendent appliquer chez eux. Trump affiche une sorte de libéralisme au plan économique et fiscal que récuserait une Le Pen. Mais tous ont un point commun essentiel : la volonté de rétablir les frontières et la souveraineté nationale.

Cette crise politique ne se résume pas à une banale alternance, qui ferait passer le pouvoir d’une main à l’autre dans les classes politiques. Car les partis traditionnels se sont affaiblis. À la fin 2018, quatorze pays sur les vingt-huit que compte l’Europe étaient gouvernés par des coalitions de partis minoritaires, souvent hétérogènes.

L’effondrement de la social-démocratie est particulièrement spectaculaire, qui avait régné sur l’Europe du Nord et son modèle social. Les syndicats ont perdu prise. Les élus ne savent répondre ni à l’insatiable demande de transparence, ni à la demande d’assistance. Le soupçon de conflit d’intérêts à leur endroit est tel que lors de la dernière élection présidentielle française, nombre de candidats avaient inscrit à leur programme le tirage au sort d’une partie des représentants du peuple – s’en remettre au hasard, ou la négation absolue de la vie politique et du vote démocratique. Comme si le loto était plus sûr que le choix des peuples !

Les mouvements populaires ne semblent pas avoir d’autre finalité que l’expression d’un cri de haine ou de désespoir. Le Brexit ne trouve ainsi pas de débouchés concrets, à cause de l’incroyable médiocrité de la classe politique britannique. Le mouvement des gilets jaunes menaçait ses représentants dès qu’ils sortaient la tête, et s’est trouvé incapable de s’organiser pour conduire des négociations avec le pouvoir, formant une révolte à la fois victorieuse et inaboutie, aux revendications dispersées et contradictoires. La contestation vit au rythme des réseaux sociaux, de ses émotions et de ses rumeurs.

Plus grave encore, c’est la raison elle-même qui est contestée, et avec elle les faits observables, qui servaient naguère d’ancre au débat politique. Les mesures – les chiffres de l’économie comme le pouvoir d’achat ou l’indice des prix par exemple – sont récusées, parce que soupçonnées de servir les intérêts d’un émetteur qui travestit la vérité. C’est l’expérience individuelle, le « ressenti », qui se substitue aux faits ou sert à les contrecarrer. Les communautés se bâtissent autour de ces réalités fugaces, comme dans des bulles, qui interdisent toute interaction autre que l’insulte ou la violence.

Alcoolique en manque

Cette montée des périls politiques se double d’une menace économique, le retour de la crise financière. Retour, car c’est toujours la même qui frappe à notre porte. Celle de 2008-2009, qui n’a eu ni terme ni résolution. Elle avait été causée par un excès d’endettement, nous l’avons calmée avec un surcroît d’endettement. Loin d’avoir fait cesser la cause, nous l’avons entretenue. Exactement comme un alcoolique calme une crise de manque avec un bon whisky. Depuis le krach de 2008, la dette mondiale a progressé d’un tiers, lorsqu’on la mesure en pourcentage de la richesse créée chaque année sur la planète. Les records se succèdent, et se résument tous en ces quelques mots : jamais la dette n’a été aussi élevée en temps de paix. Comme toujours, elle se concentre autour de quelques nœuds de l’enchevêtrement de liens financiers qui maillent la planète avec une trame plus ou moins serrée selon le développement des pays. Ce sont les grandes entreprises qui ont accumulé des dettes considérables, ainsi que les États. Les États-Unis, le Japon et surtout la Chine, dont on ne connaît pas précisément les risques car ils ont été pour partie dissimulés. Avec bien sûr certains États européens, l’Italie et la France.

Il y a dix ans, pour éviter un effondrement de l’économie comparable à celui de l’entre-deux-guerres, les dirigeants mondiaux ont garanti les dettes accumulées et relancé la croissance avec de nouveaux emprunts publics. Une fuite en avant dans laquelle il a fallu mobiliser également les banques centrales, le cœur du système capitaliste. Elles aussi se sont endettées pour soulager l’économie.

Tout l’espoir des initiateurs de cette opération sans précédent dans son ampleur était que l’économie mondiale allait retrouver son cours habituel : la croissance et l’inflation auraient vite fait d’éroder le stock de dettes. Mais il n’en a rien été. Ni dans la zone euro ni au Japon. Aux États-Unis, l’activité est bel et bien repartie, mais pas suffisamment, et c’est le budget fédéral qui a pris le relais de la banque centrale, avec les baisses d’impôt décidées par le président Trump. De la dette. Encore et toujours.

En zone euro, malgré les milliers de milliards injectés dans les circuits, il n’y a eu qu’une reprise faiblarde. En France particulièrement : un peu plus de 2 % seulement en 2017, après des années de croissance zéro. En Amérique, la confiance des investisseurs et des ménages est fragile, au début 2019. En Chine, le régime de croissance s’amenuise d’année en année. Un ralentissement synchronisé sur tous les continents se profile pour l’année qui vient. Une perspective d’autant plus inquiétante que nous n’avons plus guère d’armes anti-récession, contrairement à 2008. Les taux d’intérêt sont faibles, quand ils ne sont pas au plus bas comme en Europe et au Japon. Ils ne peuvent donc être réduits. Quant à l’arme budgétaire, elle est usée à force d’avoir servi. Nous nous trouvons dans la situation d’un chasseur qui traverse une forêt la nuit, alors qu’il a tiré toutes ses cartouches – mieux vaut qu’il ne croise pas un ours.

Volontés de puissance

Une troisième rupture se fait jour, au seuil de la décennie nouvelle : la crise géopolitique. Tout l’appareil institutionnel péniblement élaboré au XXe siècle est mis à mal par les forces du nationalisme renaissant. Voilà déjà plusieurs années que l’Organisation mondiale du commerce se trouve ensablée, incapable de redémarrer de nouvelles négociations internationales. Aujourd’hui, elle ne parvient même plus à régler les différends commerciaux entre ses membres, faute de juges en nombre suffisant. La conférence climatique, après un succès apparent à Paris en 2015, est affaiblie par le retrait des États-Unis. Le G20, groupe des vingt économies les plus importantes de la planète, sur lequel reposaient les espoirs de « gouvernance mondiale » après la crise de 2008, se borne désormais à publier toujours le même communiqué plein de bonnes intentions, quelles que soient les circonstances. Même la vénérable union postale universelle, fondée en 1874, est mise à mal parce que l’administration Trump l’a quittée, critiquant les avantages accordés à la Chine… En Europe, la Commission de Bruxelles n’est pas mieux lotie, conspuée par les gouvernements et incapable de se lancer dans de nouvelles initiatives, alors que le Royaume-Uni fait sécession.

Tout ce qui appartient au multilatéral et à la souveraineté partagée est désormais vécu comme une entrave. Non seulement par les peuples, mais par les gouvernements. Et en particulier par l’Amérique et le Royaume-Uni, les piliers d’un ordre international qu’ils avaient largement inspiré.

Les organismes internationaux n’étaient pas autre chose que des machines à fabriquer des compromis entre les nations, au moyen d’une mécanique de règlement des différends. Leur panne laisse apparaître les volontés de puissance nationales et les rivalités. De façon significative les budgets militaires ont fortement augmenté en 2018, de près de 5 %, atteignant un record de l’après-guerre froide. Neuf pays de l’OTAN ont atteint le seuil de 2 % du PIB, alors qu’ils n’étaient que quatre en 2014 : quand on ne se parle plus, on s’équipe en matériel militaire.

Les rivalités renaissent donc, et au premier chef celle qui oppose les États-Unis et la Chine. Il y a encore dix ans, les commentateurs célébraient la « Chinamérique », association des deux puissances qui bordent l’océan Pacifique. Les intérêts économiques et financiers étaient tellement imbriqués que Pékin et Washington ne pouvaient que s’entendre, voulait-on croire. Avec le même aveuglement que celui de l’auteur de La Grande Illusion, Norman Angell, qui assurait, à la veille de la Première Guerre mondiale, que les intérêts économiques croisés interdiraient tout conflit militaire en Europe.

Voilà deux ans que se tendent les relations entre la Chine et les États-Unis, sous l’effet de la poussée nationaliste qui se fait jour dans les deux pays. Là où Barack Obama évitait la confrontation en mettant un soin particulier à laisser tous les problèmes dans l’état où il les avait trouvés, Donald Trump met les pieds dans le plat. Alors que le régime chinois se radicalise et renoue avec l’autoritarisme, même avec une forme de culte de la personnalité autour du leader Xi Jinping. Faut-il se préparer à une nouvelle guerre froide, entre les États-Unis et la Chine, après celle qui opposa naguère Washington et Moscou ? La voie est ouverte.

Les sujets de confrontation se sont multipliés. Le commerce tout d’abord, avec l’énorme excédent que la Chine dégage vis-à-vis de l’Amérique. Le déséquilibre a atteint un record absolu en octobre dernier, avec près de 40 milliards de dollars sur un seul mois. Au-delà du trou dans les comptes extérieurs américains, ce que l’administration américaine met en cause, ce sont les pratiques déloyales de la Chine. Vols de propriété intellectuelle, marchés intérieurs verrouillés, lourdes subventions déguisées aux entreprises chinoises, qu’elles soient privées ou publiques… Toute la stratégie de pillage industriel délibéré que la Chine a mise en œuvre depuis vingt ans, dans l’indifférence générale des Occidentaux et singulièrement des Américains, est désormais ouvertement contestée par Washington. Et vécue, non sans raison, comme une agression économique.

Au plan proprement militaire, les risques de confrontation se concentrent dans les eaux qui bordent la Chine. Pékin les considère comme des « mers intérieures ». Elles sont en effet vitales pour l’acheminement des matières premières, le pétrole en premier lieu, dont l’ogre chinois a besoin. La Chine a littéralement annexé et investi des îlots dont elle dispute la propriété à ses voisins, pour en faire des bases militaires. Pour contrer cette présence accrue, la 7e flotte américaine multiplie les démonstrations de force en Asie orientale – en 2017, la marine américaine n’a pas conduit moins de 160 manœuvres conjointes avec ses alliés coréens ou japonais dans la zone. Taïwan constitue un autre sujet explosif, Trump ayant multiplié les signes favorables à la « petite Chine » nationaliste et indépendante, que Pékin considère comme relevant de sa souveraineté. En janvier 2019, Xi Jinping évoquait sans détour l’option militaire pour réunifier les deux Chine et combattre les « puissances étrangères » qui s’y opposeraient. Une litote pour désigner les États-Unis et leur président, qui avait passé un coup de téléphone ostensible et délibérément surmédiatisé, avant même sa prise de fonction officielle, en janvier 2017, à son homologue taïwanais.

La technologie constitue encore un terrain de bataille très sensible. Pékin est le seul pays au monde à avoir délibérément exclu de son marché intérieur les Google, Facebook, Uber, Amazon et autres multinationales américaines. De façon à constituer une offre chinoise alternative, avec ses propres géants que sont Alibaba, Tencent ou Baidu. Et aujourd’hui, les deux pays et leurs armées d’ingénieurs – la Chine en forme plusieurs centaines de milliers par an – sont en compétition pour les technologies de demain. L’intelligence artificielle bien sûr. Mais aussi les batteries pour véhicules électriques, un secteur où la Chine a pris un ascendant mondial. Ou la 5 G, la prochaine génération du réseau de télécommunications, qui permettra de connecter à l’internet des milliards d’objets. Ou encore la conquête spatiale.

Sur des sujets aussi stratégiques, la bonne vieille rivalité commerciale a cédé le pas à de véritables affaires d’espionnage et à un affrontement où sont impliqués les deux gouvernements. Allant jusqu’à l’arrestation de cadres dirigeants, dans le but de déstabiliser l’ennemi. Car c’est bien de guerre économique dont il s’agit. Une guerre qui ne peut que s’amplifier dans les années à venir, alors que l’avance que la Chine a conquise dans les laboratoires va se révéler dans les matériels et leurs applications.

Chaos et désir d’ordre

En bref, en 2019, tout craque. La politique. L’économie. La géopolitique. C’est tout l’ordre ancien qui se délite sous nos yeux.

Un chaos ? Pas si sûr. Il y a une puissante raison souterraine à tout cela. Une cause qui est à l’œuvre et s’amplifie depuis plusieurs décennies. Notre crise de 2019 n’a rien d’un phénomène météorologique qui se serait formé récemment, sous l’effet de facteurs contingents et imprévisibles. Elle ressemble au contraire à un tremblement de terre, longuement préparé par des mouvements de l’écorce terrestre.

Il faut en effet observer que ces trois crises procèdent toutes de la même cause : la fin d’un long cycle libéral, qui a mis à mal l’espace national sans lui substituer d’ordre social et politique intelligible. Ce cycle est né dans les années soixante, il a été initié par la génération de l’immédiat après-guerre, qui voulait davantage de liberté. Il s’est développé, amplifié, mondialisé, jusqu’à sa maturité, au tournant des années quatre-vingt-dix. Puis il s’est caricaturé et dénaturé, jusqu’au krach financier de 2008 et au krach politique de 2019.

Pour le comprendre, il faut donc revenir cinquante ans en arrière, au fil des « années en 9 » – celles dont le millésime se termine par le chiffre neuf. Étranges années, qui semblent révéler toutes les tensions accumulées au cours de la décennie qu’elles ferment. Ces années en 9 marquent plus que les autres l’évolution idéologique qui fait se succéder les cycles antagonistes, ponctués par des crises. De 1969 à 2019, c’est l’histoire de la jeunesse, de la maturité et du déclin de la génération libérale.

Nos crises d’aujourd’hui ne sont en effet que l’aboutissement de ce long dérèglement – au sens le plus littéral, la disparition des règles et des frontières. C’est la mondialisation qui a malmené l’organisation de nos pays mise en place après la guerre. Organisation économique tout d’abord. La disparition, ou l’effacement des frontières, a eu en effet un impact considérable sur la distribution des richesses et des revenus. Abaisser les frontières nationales en supprimant les réglementations ou les taxes, c’est faciliter la circulation du capital et des entreprises, qui se fixent alors dans les régions les plus compétitives.

C’est donc mettre en concurrence ceux qui proposent leur capacité de travail, en particulier les non-qualifiés ou les faiblement qualifiés. Dans un marché ouvert comme l’Europe, Peugeot a désormais le choix de faire fabriquer la 308 en France ou en Slovaquie, où les salaires sont trois fois plus faibles que chez nous alors que la productivité n’y est pas moins bonne. Inutile de s’interroger longtemps sur la décision qu’a prise le constructeur.

Le théorème Mbappe

Cette liberté conquise par les entreprises au fil des années quatre-vingt-dix a été profitable au consommateur, qui paye les produits industriels beaucoup moins cher qu’auparavant. Mais elle s’est traduite par une double pression sur le travail non qualifié. Sur sa rémunération tout d’abord, puisque toute augmentation de salaire détériore la compétitivité du producteur, dans un univers de concurrence élargi où d’autres font la même chose que lui pour moins cher. Et sur la quantité de travail disponible, puisque la concurrence est justement une incitation à délocaliser ou à remplacer le travail humain par des machines.

À l’autre extrémité de l’échelle des revenus, chez les très qualifiés, la mondialisation a eu l’effet exactement inverse. Car elle a démultiplié les opportunités de carrière et d’enrichissement. Plus les talents sont rares, plus le phénomène est spectaculaire. Le joueur de football Kilian Mbappé gagne ainsi 17 millions d’euros par an, alors que son lointain prédécesseur, Dominique Rocheteau, star de l’équipe de Saint-Étienne dans les années soixante-dix, qui avait exactement le même talent, ne percevait que l’équivalent de 125 000 euros actuels. Le prix d’un attaquant exceptionnel a donc été multiplié par 136 en quarante ans. Tout simplement parce que la mondialisation des droits de retransmission et des publicités a fait bondir au moins autant les perspectives de profits pour les clubs. Le mouvement a été identique pour les patrons et les chanteurs. Et il est analogue, quoique plus modeste, pour les ingénieurs ou les designers.

La disparition des frontières, en élargissant le marché, modifie les prix et les salaires qui prévalaient dans un espace national. Toutes les ressources abondantes voient leur prix baisser, alors que la valeur des facteurs rares s’apprécie au contraire. Sur trente ans, ces mouvements sont d’une puissance considérable, d’autant qu’ils ont été encore accrus par les évolutions de la fiscalité. La progression des inégalités dans le monde, maintes fois soulignée par les économistes, trouve ici sa principale explication : l’abaissement des frontières a fait exploser les hiérarchies sociales patiemment élaborées dans les communautés nationales. Et c’est l’une des causes du populisme.

La concurrence entre les nations a aussi contribué à désarmer les gouvernements. Par exemple en matière fiscale : dès lors que les frontières sont ouvertes, le rapport de force avec les contribuables les plus mobiles, les entreprises et les détenteurs de capital, se détériore. L’État perd alors la maîtrise du levier fiscal, il est contraint de s’aligner sur ce que font les pays voisins, faute de quoi son économie se dévitalise au profit des territoires rivaux. C’est pour cela que le président français a supprimé l’ISF et abaissé la taxation des dividendes – c’était tout simplement indispensable, dans un environnement ouvert. Idem au plan monétaire, où la liberté de circulation des capitaux a conduit les gouvernements à se départir de la gestion de la monnaie, au profit de banques centrales émancipées de la tutelle politique. Sans oublier la privatisation, non pas seulement des entreprises industrielles ou financières classiques, ce qui est souhaitable, mais celle des monopoles naturels comme les infrastructures de transport, qui est plus que discutable.

Tout cela a rétréci la sphère politique nationale, donnant le sentiment que les gouvernements élus n’ont plus de prise sur l’organisation sociale et économique des pays. L’Europe a bien tenté de mutualiser la souveraineté, en mettant au point un système de prise de décision collective. Mais lui aussi est désormais vécu comme une aliénation, une dépossession au profit des « technocrates » de Bruxelles, ignorant des réalités nationales. Alors que l’Europe avait été conçue pour faire levier des souverainetés nationales au profit d’un ensemble plus puissant, l’abaissement des frontières exacerbe au contraire le sentiment de dépendance vis-à-vis de l’étranger. Il y a là bien sûr la source première du regain nationaliste qu’on observe sur tout le continent. Et celle de la désarticulation du système multilatéral, qui était basé sur l’élaboration du compromis, c’est-à-dire de la reconnaissance de l’interdépendance et du renoncement, au moins partiel, à l’ambition nationale.

Géographie et lutte des classes

Nos crises de 2019 ont donc toutes trois la même origine, l’excès de liberté, le démantèlement des frontières, initié dans l’enthousiasme il y a cinquante ans parce qu’il offrait des promesses d’épanouissement individuel et de développement économique sur la base de valeurs universelles. Au fil des ans, ce libéralisme s’est transformé et déformé, au point de favoriser lui aussi les rentes, celles de la finance par exemple. Peu à peu, à partir de la moitié des années quatre-vingt-dix, les rentiers du libéralisme ont pris l’ascendant et infléchi à leur profit le partage des richesses dans nos sociétés.

Ce détournement de l’esprit du libéralisme a produit chez nous des sociétés clivées, maintes fois analysées. Si les frontières nationales ont disparu, d’autres délimitations géographiques infranchissables sont apparues, à l’intérieur même des nations. Celles qui délimitent la richesse et les opportunités, désormais concentrées sur un petit tiers du territoire, plutôt dans les villes, plutôt sur les côtes. La géographie est devenue une clé de lecture essentielle, sociale et politique. Dans les zones reléguées et désolées au plan économique triomphent en effet les populistes, et cela quel que soit le pays. L’analyse des cartes électorales du référendum sur le Brexit et de l’élection présidentielle américaine, en 2016, des élections législatives italiennes et de la présidentielle française sont incroyablement similaires. Alors que naguère le vote procédait de l’histoire, de la religion, de la structure familiale et démographique et bien sûr de la classe sociale, il est aujourd’hui déterminé par les coordonnées de latitude et de longitude du foyer, ce positionnement sur la carte formatant la vie des habitants, leur futur et celui de leurs enfants, avec une rigueur d’airain.

Le monde libéral a dynamité sa classe moyenne, éclatée entre le tiers supérieur, qui a rejoint les élites et habite dans les zones qui leur sont dévolues, alors que les deux tiers restants peinent pour maintenir leur niveau de vie, taraudés par l’inquiétude du déclassement. Or, cette classe moyenne était le meilleur antidote contre la lutte des classes, parce qu’elle atténuait l’antagonisme entre les groupes sociaux, en facilitant le passage des individus de l’un à l’autre de ces groupes, parfois sur plusieurs générations. La classe moyenne disparaissant, la lutte des classes réapparaît… Justement sous les traits du vote populiste.

Nul doute que ces tensions ne produisent un monde fort différent de celui auquel nous sommes habitués. Car c’est désormais le besoin de protection qui prévaut, au détriment du désir de liberté, qui avait été l’aiguillon du cycle libéral. Autorité, retour de l’État, rehaussement des frontières, voilà ce qui nous attend. Non pas seulement pour les mois ou les années qui viennent, mais pour les décennies à venir.

Cycle idéologique et générations

Si l’on se fie à l’Histoire, ces cycles idéologiques sont en effet longs. On en voit la trace depuis le début du capitalisme, comme s’ils lui étaient consubstantiels. Dans ce cycle, deux périodes opposées se succèdent : une première libérale, de plusieurs décennies, et une seconde protectionniste, d’une durée comparable. La période libérale est toujours conclue par un krach financier – celui de 1873, de 1929 ou de 2008 – et une crise qui débouche sur la remise en cause des élites et de leur philosophie économique. En 2019, nous en sommes justement à ce point-là. Suit alors la période étatiste, ponctuée souvent elle aussi par une crise, causée par la sur-réglementation. Comme si nos sociétés étaient toujours à la recherche du point d’équilibre entre le trop de liberté et le trop de règles, et que le balancier partait toujours trop loin, au point de provoquer une secousse et un mouvement idéologique inverse. L’excès de protection fait renaître le désir de liberté qui, trente ou quarante ans plus tard, ressuscite le besoin de protection.

L’inversion idéologique se produit sous l’effet de la crise, qui met à jour les mécanismes viciés soit du libéralisme intempérant, soit de la réglementation excessive. Elle est déclenchée par la génération nouvelle, qui se détermine toujours contre celle qui l’a précédée. Le cycle libéral actuel a ainsi été initié par la génération née juste après la guerre, celle des baby-boomers, qui contestait la société de ses parents et l’ordre qu’ils tentaient d’imposer. Et si les parents étaient si attachés à l’ordre social, c’est sans doute parce qu’ils s’étaient eux-mêmes déterminés contre les désordres extraordinaires de la première moitié du XXe siècle… Suivant cette logique, on peut pressentir que les enfants des baby-boomers récuseront, à leur tour, la société de leurs parents, non pas parce qu’elle est trop rigide, mais au contraire trop permissive.

Il n’y aurait donc pas véritablement de progrès, mais une oscillation perpétuelle d’un excès à l’autre, au rythme de la succession des générations, chacune étant conduite à prendre le contre-pied de celle qui l’a précédée, ce qui la précipite dans les mêmes désirs – et les mêmes illusions – que celle de ses grands-parents. Tout aussi troublant, ce cycle est mondial, tous les pays étant synchronisés sur le même calendrier idéologique. Il serait d’une durée relativement constante, soixante-dix à quatre-vingts ans – en gros la durée d’une vie humaine. Comme si la disparition d’une génération provoquait la renaissance des illusions, faute de témoins vivants pour rappeler les erreurs commises…

Certes, l’idée de ce cycle n’est guère conforme aux canons de la rationalité. Elle malmène le concept même de raison économique, en en faisant un objet relatif, déterminé tantôt par le besoin de protection, tantôt par le désir de liberté, selon ce qui prévaut dans la société. Elle sous-entend que l’économie ne serait qu’un domaine secondaire, dont l’orientation idéologique est déterminée non par la science et l’expérimentation, mais par la pulsion dominante dans la société. Et pourtant, n’observe-t-on pas des modes justement, dans les préconisations des économistes, à trente ans d’écart ? Milton Friedman, le libéral de l’université de Chicago qui a inspiré Reagan en 1980, était aux antipodes de Keynes, qui avait été l’artisan des accords de Bretton Woods, en 1944, et l’analyste de la grande crise des années trente. Et Friedman n’a-t-il pas été à son tour remisé au placard après le krach de 2008, qui a réhabilité l’intervention de l’État et une forme de keynésianisme, alors que le laisser-faire avait conduit à la paralysie de l’économie mondiale ?

Sur aucune des grandes questions économiques, il n’y a de vérité intemporelle qui vaille indépendamment des circonstances. L’hypothèse d’un cycle idéologique a le mérite de proposer un cadre et une explication à la succession d’affirmations contradictoires au fil des décennies. Quant au rôle joué par la génération, promoteur des idées « nouvelles » et de la révolution qu’elles opèrent, il suffit d’observer autour de soi. Il est difficilement contestable que les membres d’une même génération partagent des références culturelles et historiques, une façon de s’informer et de se situer par rapport aux autres. Que cet ensemble de valeurs modèle l’organisation de la société et le partage des richesses, au moins lorsque la génération est en âge d’exercer son influence en détenant les postes de pouvoir en politique et dans l’entreprise, n’aurait rien d’étonnant.

C’est ainsi que l’influence d’une génération progresse à mesure qu’elle s’intègre dans la société, et qu’elle reflue lorsqu’elle part à la retraite, pour s’éteindre lorsqu’elle meurt. Le libéralisme est en train de s’effacer, tout simplement parce que la génération qui le porte, celle des baby-boomers, est elle aussi en train de s’effacer. L’un de ses hérauts français, Johnny Hallyday, n’est-il pas mort l’année dernière ?

De la liberté à la protection

Cette hypothèse des cycles a donc des points d’appui dans la psychologie collective et la démographie. Et elle offre un cadre qui explique bien les alternances idéologiques qu’on a observées dans les siècles précédents. Dès la première mondialisation, lors des grandes découvertes de la fin du XVe siècle, l’ouverture des frontières crée des fortunes considérables chez les aventuriers et les pillards revenant du Nouveau Monde, qui choquent parce qu’elles bousculent l’ordre social traditionnel. Des inégalités qui résonnent d’autant plus que les élites de l’époque, catholiques en particulier, sont elles aussi contestées pour rechercher leurs seuls pouvoir et fortune propres – n’est-ce pas le temps du pape Borgia ? Il n’en faudra pas davantage pour provoquer, quelques années plus tard, un violent contrecoup idéologique : la réforme protestante. L’historien britannique Harold James rappelle fort à propos que l’un des textes les plus importants de Luther est consacré à la critique du commerce lointain et de l’usure, stigmatisés comme des pratiques amorales… Luther a été ce que nous aurions appelé aujourd’hui un populiste, critique des élites et altermondialiste.

Plus récemment, l’Europe a connu un cycle libéral extraordinaire en 1848, avec le printemps des peuples, éclosion de révolutions politiques simultanées qui enflamment l’Europe « comme un feu de brousse », pour reprendre l’expression d’Eric Hobsbawm, ressemblant à notre 1989 avec la chute du Mur. Suit un quart de siècle de libéralisme et d’ouverture des frontières, avec le Second Empire chez nous, qui sera conclu par un retentissant krach financier, en 1873, suivi de la Grande Dépression. Vingt-cinq ans de protectionnisme et de retour de l’État pour tenter de ranimer l’activité économique défaillante et de purger les dettes accumulées.

Et comment ne pas parler des années trente et du retour de l’autoritarisme économique et politique, du protectionnisme, après les années dites « folles », la décennie 1920, qui avaient vu la restauration du libéralisme et du monde ouvert qui prévalait avant la Grande Guerre ? Entre ces deux périodes antagonistes, un krach, celui de 1929, qui marque comme toujours la césure idéologique.

Il serait possible de multiplier ainsi les exemples pris tout au long de l’histoire du capitalisme moderne, en pointant à chaque fois un cycle divisé en deux parties presque symétriques. Certes, le mouvement n’est pas d’une précision millimétrique. Ici, la durée de la rotation n’est que de cinquante ans. Là, les deux guerres mondiales si rapprochées déforment l’évolution du cycle. Mais à chaque fois, l’on retrouve l’alternance qui fait ouvrir et refermer les frontières. À chaque fois, les nouvelles technologies de l’époque décuplent l’énergie libérale – et la spéculation financière – dans la phase d’ouverture. C’est tantôt le train, l’électricité ou l’internet. À chaque fois, le cycle et son développement révèlent l’ascension d’une nouvelle puissance mondiale, qui s’oppose violemment au tenant du titre : l’Italie au XVIe siècle, les Pays-Bas au XVIIe, la France au XVIIIe, le Royaume-Uni au XIXe, les États-Unis au XXe et la Chine aujourd’hui.

De façon curieuse, on l’a vu, les pays anglo-saxons ont été précurseurs lors des dernières inflexions, étant les premiers à changer de pied, et fournissant la matière idéologique aux révolutions planétaires qu’ils ont déclenchées, avec Keynes et Friedman notamment. Au XIXe siècle, ce sont déjà les Anglais qui ont déclenché le cycle libéral des années 1840-70, en abolissant les « corn laws », ces réglementations protectionnistes qu’ils avaient mises en œuvre en 1815 pour protéger leur agriculture. Faut-il y voir l’effet du pragmatisme anglo-saxon, revendiqué par Keynes qui affirmait ne pas hésiter à changer d’avis lorsque les faits eux-mêmes changeaient ? De façon tout aussi curieuse, la France, plus rigide que son voisin britannique, était en retard lors des deux derniers changements. En 1981, alors que le monde entier libéralise à la suite de Reagan et Thatcher, elle vote pour un président socialiste soutenu par les communistes, qui nationalisera une part importante de l’économie. Et en 2017, alors que le monde entier vote pour le retour des frontières et une forme de nationalisme économique, les Français se donnent un président libéral et européen, Emmanuel Macron, complètement à contretemps.

Il y a fort à parier que, tout comme Mitterrand a fini par prendre les habits de l’époque et devenir le promoteur de l’Europe et du libéralisme économique, Macron ne se transforme dans les années qui viennent, pour répondre à la demande politique. La crise des gilets jaunes, qui a mis en péril son mandat, peut s’interpréter comme une expression de son décalage.

Reste une question d’importance pour 2019. Peut-on prévoir l’avenir en plaquant sur les temps qui viennent la mécanique observée dans le passé ? La réponse de ce livre est sans détour : oui. Il n’y a aucune raison pour que l’époque moderne échappe aux déterminants de la psychologie collective qui ont dominé nos prédécesseurs. Car s’il y a très peu de chances que nous soyons plus bêtes qu’eux, il y en a tout aussi peu pour que nous soyons plus intelligents. Nous sommes probablement à la veille d’un grand basculement idéologique, que jamais les baby-boomers n’auraient cru possible...

 

Le nouveau cycle

Alors que les élites politiques et surtout économiques sont restées libérales, les opinions ont en effet divergé de façon subreptice, à la faveur de la crise économique et de l’exaspération croissante qu’a déclenchée la mondialisation sous ses différentes formes – délocalisations d’usines, immigration non contrôlée, ruptures technologiques qui dévaluent le travail. Cet écart s’explique par une raison toute simple : les élites ont intérêt à la poursuite du modèle libéral, fût-il dénaturé par les excès financiers, parce qu’il organise un partage des richesses qui leur est favorable. Alors que les non-qualifiés et les non-connectés à l’économie mondiale n’y voient plus guère d’avantages, dès lors qu’ils ont le sentiment que les bénéfices ne se diffuseront pas jusqu’à eux.

Dans tous les pays démocratiques, la divergence idéologique entre les classes populaires et les dirigeants a produit le même résultat : l’essor de partis nouveaux, ou anciens et remodelés, ces fameux « populistes », qui ont capté les suffrages. N’étant généralement pas liés au système de pouvoir en place, ils ont compris et flatté le besoin de protection qui montait en puissance chez les électeurs, et tenté de lui proposer une offre politique – l’honnêteté oblige à dire que, si l’intuition qui les aiguillonne est la bonne, les programmes qu’ils proposent sont bien souvent indigents, peu travaillés voire dangereux. Quant aux partis traditionnels, sourds et aveugles au fait majeur de la politique contemporaine, ils s’enfoncent, en particulier à gauche, dissimulant leur immobilisme en surjouant l’affrontement entre les « progressistes », réputés partisans de l’ouverture, et les attardés, qui refuseraient la modernité.

Les toutes prochaines élections européennes, à la fin du mois de mai 2019, devraient marquer une nouvelle avancée de ces forces nouvelles, au détriment des partis traditionnels de la droite et surtout des sociaux-démocrates, complètement désorientés. Les populistes s’imposeront aussi sur les scènes nationales, jusqu’à ce que les partis traditionnels acceptent, eux aussi, le changement de temps idéologique, et s’en inspirent pour transformer leur offre politique – manifestement, le temps de cette conversion, inévitable si l’on observe ce qui s’est produit dans le passé lors de périodes analogues, n’est pas encore venu. Mais elle viendra, car ce sont toujours les électeurs qui ont le dernier mot.

 Jusqu’où la révolution politique peut-elle aller ? Peut-on imaginer que s’installent chez nous des dictatures, tout comme l’Europe de l’entre-deux-guerres avait vu le basculement de régimes démocratiques que l’on croyait solidement établis ? La reproduction à l’identique est peu probable. L’Europe de cette époque était profondément marquée par les séquelles de la Première Guerre mondiale et de son traité. Rien de tel aujourd’hui. L’Allemagne n’a pas subi un traité de Versailles, pas plus qu’elle n’a été entraînée dans la spirale inflationniste des années vingt. Hitler aurait-il existé sans l’humiliation d’un armistice féroce et stupide et la République de Weimar ? Les cycles dessinent un cadre dans lequel chaque époque invente les faits qui lui correspondent.

Pourtant, comme dans les années trente, les valeurs changent insensiblement, les préférences collectives se transforment pour repeindre sous les couleurs du normal ou du souhaitable ce qui était naguère insupportable. La France de Macron n’a-t-elle pas adopté une loi pour contrôler et réprimer ce qu’elle appelle les « fake news », le pouvoir s’arrogeant le droit d’établir la vérité, dans l’indifférence la plus totale ? La loi anti-casseurs, présentée après les Gilets jaunes, ne menace-t-elle pas les manifestants et opposants potentiels au point que certains députés conservateurs comme Charles de Courson y voyaient le retour du régime de Vichy ? S’il est une chose certaine, c’est que la génération libérale, née jusque dans les années soixante-dix, va être surprise par l’intensité de ce qu’elle verra comme un « retour en arrière », qui va transformer l’organisation de la société et de l’économie. Avec deux lignes de forces.

La première, c’est la réhabilitation des frontières. Une contre-révolution pour l’Europe, qui s’est fondée justement avec l’abaissement de ces démarcations nationales, depuis les premiers projets d’unification du continent, justement dans l’entre-deux-guerres : les États-Unis d’Europe, promus par Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères, et son homologue allemand, Gustav Stresemann. L’Europe n’a eu de cesse de supprimer ces limites qu’elle voyait comme la matérialisation de l’esprit nationaliste qui l’avait conduite à la guerre et à la ruine. Par essence même, l’Europe est donc la négation des frontières, c’est pour cela qu’elle est complètement à contre-courant aujourd’hui et que ses chances de disparaître sont grandes. Elle multiplie les actes incompréhensibles, comme imposer aux États membres d’ouvrir leurs propres frontières nationales à un quota de migrants décidé par Bruxelles !

Pour l’avenir, de deux choses l’une. Ou bien le projet parvient à substituer aux limites nationales la frontière européenne, qui matérialiserait une identité et un projet collectifs, et donnerait le sentiment aux citoyens qu’elle les protège. Dans ce cas-là, elle aurait une chance de survivre. Cela supposerait qu’elle reformule sa politique vis-à-vis des migrants et sa doctrine commerciale, en adoptant par exemple la préférence communautaire pour les marchés publics – un tabou.

Cette évolution est peu probable. D’abord parce que cela supposerait que le projet se recentre sur un petit nombre de pays partageant les mêmes valeurs et conceptions. Les conceptions de l’Europe sont en effet trop divergentes pour permettre une telle avancée. Ensuite parce que la dynamique du projet, qui continue à courir tel un canard sans tête, est un élargissement sans limite définie – le contraire d’une frontière. L’autre possibilité, la plus probable, est que l’Europe se dissolve sous le coup de nouveaux départs après le Brexit. Ou qu’elle entre dans une longue période de somnolence durant laquelle chaque pays prendra de plus en plus de liberté avec la règle commune.

Curieusement, ce sont encore les Anglo-Saxons, Royaume-Uni et États-Unis, qui ont été les précurseurs de cette révolution des frontières, avec le vote pour le Brexit, en juin 2016, et quelques mois plus tard, l’élection de Donald Trump, promoteur de murs en tout genre, aux États-Unis. Exactement comme en 1979, où Thatcher et Reagan s’étaient succédé de près pour initier la révolution libérale. Nous allons les suivre. Et cela même dans la France de Macron, supposée être l’avant-garde de la construction européenne en lutte avec les forces obscurantistes. La France qui désormais exige des patrons de grandes entreprises qu’ils payent leurs impôts en France, au mépris des principes européens élémentaires de la libre circulation. Ou qui prend l’initiative de taxer seule les Gafa (Google, Apple et autre Facebook), faute d’un accord européen. Ou encore qui contrôle le rachat par des entreprises étrangères d’entreprises françaises dans les secteurs jugés stratégiques, tout comme l’Allemagne, victime de prédations chinoises. Après un demi-siècle de laisser-faire, aiguillonnés par des électeurs qui ne comprennent plus la négligence, les gouvernements recommencent à protéger l’espace national, y compris au sein même de l’Europe.

Autre signe, en Europe même, la libre circulation de l’argent a été sérieusement amendée, pour lutter contre l’évasion fiscale. Cela faisait trente ans que le capital disposait d’une liberté totale pour franchir les frontières, retrouvant ainsi le monde de l’avant 1914. C’est fini. Les scandales de fortunes dissimulées ont conduit les paradis fiscaux à dévoiler en partie leur clientèle, désormais soumise au contrôle des États, via les banques. La libre circulation des hommes a elle aussi été remise en cause, à cause du terrorisme et des contrôles qu’il rend indispensables. Quant à la libre circulation des marchandises, inutile de dire que le Brexit va la compromettre. L’Europe, telle la coquille d’un œuf qui a subi un choc, se craquelle et laisse réapparaître les anciennes fractures – les plus anciennes, inaltérables, les frontières nationales.

On observe le même essor du nationalisme économique et commercial au plan mondial. L’ONG Global Trade Alert recense ainsi un nombre croissant de mesures protectionnistes dans le monde depuis la crise de 2008, mises en place par les pays du G20. Les États-Unis, naguère fer de lance du libre-échange mondial, se sont engagés dans une confrontation commerciale avec la Chine, pour tenter de réduire les considérables excédents que dégage l’empire du Milieu sur ses ventes en Amérique – 40 milliards de dollars sur le seul mois d’octobre 2017. Le président Trump a même renégocié en partie le NAFTA, l’accord commercial qui associait depuis un quart de siècle les États-Unis, le Mexique et le Canada. Là encore, toujours la même préoccupation : défendre les intérêts nationaux des États-Unis, que l’ex-businessman estimait malmenés.

Le commerce international lui-même est en train de se transformer. Car les entreprises, réagissant au nouveau climat politique, réorganisent leurs chaînes de production, naguère éclatées sur tous les continents. Apple rapatrie de Chine aux États-Unis la production de ses micro-ordinateurs les plus sophistiqués, le constructeur automobile Nissan suspend la fabrication de son nouveau modèle X-Trail au Royaume-Uni, à cause des obstacles commerciaux et réglementaires que le Brexit risque de faire apparaître pour les flux de marchandises entre ses usines britanniques et le marché européen. Alors que la surface de la Terre était naguère lisse comme un tapis de billard, permettant la circulation sans entraves des marchandises d’un point à l’autre du globe, les frictions se multiplient. C’est le retour du risque politique, disparu depuis trente ans, qui s’impose à l’économie et aux entreprises. Et ce n’est que le début.

Les premières traces de ce nouveau monde fragmenté sont déjà visibles dans les chiffres du commerce international. Pendant toutes les années quatre-vingt-dix et deux mille, les échanges commerciaux progressaient bien plus vite que le PIB mondial. Ce n’est plus le cas. Au mieux, le commerce suit la courbe de l’activité. Ce qui signifie que la part des échanges commerciaux dans la richesse mondiale ne progresse plus. Il est vraisemblable qu’elle diminue même dans les années qui viennent, sous l’influence de deux facteurs conjoints, la prochaine crise économique et financière et la profusion des heurts entre nations.

Il faut noter une caractéristique surprenante : cette fragmentation de l’économie mondiale se produit alors même que les technologies de communications et de transport n’ont jamais été aussi performantes et si peu coûteuses. Ce qui démontre bien que la technique n’est que l’un des déterminants de la mondialisation. Elle la facilite sans aucun doute. Pour autant, le facteur principal n’est pas technique mais politique. Il s’agit du degré de tolérance à l’ouverture des sociétés. Un degré éminemment variable en fonction du sentiment de sécurité qu’ont les électeurs. Par beau temps, c’est la conjoncture que nous avons connue pendant vingt ans, les sociétés sont enclines à faire disparaître les frontières, ouvrant un vaste terrain de jeu pour les entreprises. Qu’une crise économique, politique ou migratoire intervienne, et les ponts-levis sont remontés. Comme toujours, les populistes appellent au relevage de ces ponts bien avant les autres, parce qu’ils ont compris bien avant les autres le changement d’état d’esprit populaire. Et comme toujours, les élites ne le voient que bien plus tard, parce qu’elles tentent de maintenir en l’état un système qui leur convient plutôt bien.

Deuxième ligne de force, après le retour des frontières, celui de la puissance publique dans l’économie. Alors que les préceptes libéraux enseignaient aux gouvernants d’en faire le moins possible afin de ne pas contrarier les équilibres du marché, les États reviennent sur le devant de la scène. D’abord parce que s’est développée sur la planète une nouvelle forme d’organisation économique, le capitalisme d’État, qui se porte bien. C’est en Chine qu’il est le plus visible, avec une puissance publique qui tient tous les leviers de contrôle et encadre de façon stricte les initiatives du secteur privé. Il y a vingt ans, les pays émergents révéraient le modèle américain et multipliaient les professions de foi libérales dans l’espoir d’attirer les investisseurs. Aujourd’hui, le modèle, c’est Pékin : croissance et « stabilité » politique, au besoin en embastillant les opposants. Et la Chine est d’autant plus efficace pour faire rayonner ses idées qu’elle prête désormais largement aux États nécessiteux pour financer leurs projets. Une sorte de plan Marshall des temps modernes, pour étendre son influence.

Et l’Occident lui-même a changé. À la fin 2007, le premier pays à avoir nationalisé une banque était… le Royaume-Uni, réputé le plus libéral ! Bien d’autres ont suivi, aidant tour à tour les banques, les constructeurs automobiles, etc. La crise a pointé les faiblesses du marché, en révélant une vérité ensevelie sous des décennies d’illusions : un acteur privé, quelle que soit sa solidité et sa surface financière, finit toujours par avoir peur. Peur de perdre, dans une crise où plus rien ne fonctionne et plus rien ne s’achète. Alors que l’État ou la banque centrale, organisme public, n’ont jamais cette peur. Ce qui leur permet d’intervenir dans la panique pour stabiliser le marché. S’ils n’ont pas peur, c’est pour deux raisons. D’abord parce que celui qui décide d’intervenir au nom de l’État pour nationaliser une banque, par exemple, ne le fait pas avec son propre argent. Ensuite parce que la capacité d’un État à lever des impôts est, théoriquement, sans limite, tout comme la capacité d’une banque centrale à créer de la monnaie. Contrairement à un acteur privé.

Plus encore, l’État a retrouvé une légitimité à intervenir dans l’économie. Légitimité qu’il avait perdue, lorsqu’on a déclenché un vaste mouvement de privatisation dans le monde entier dans les années quatre-vingt, jusque dans les pays dirigés par la gauche – en France, le record de privatisations est toujours détenu à ce jour par le gouvernement de Lionel Jospin, entre 1997 et 2002. Mouvement aujourd’hui tari, et à la veille d’une puissante inversion, lui aussi. Au Royaume-Uni, des lignes de train sont renationalisées. Le programme de Jeremy Corbyn, leader du parti d’opposition, prévoit la reprise en main par l’État de la poste et des transports ferroviaires… Quelle différence avec les travaillistes d’il y a vingt ans, emmenés par Tony Blair, qui prônaient alors la « troisième voie », une social-démocratie largement acclimatée au marché et à la mondialisation ! La même évolution idéologique est perceptible chez les démocrates américains, aujourd’hui dans l’opposition, dont les candidats potentiels à la prochaine présidentielle défendent tous l’idée d’un système de santé public, que Hillary Clinton, démocrate et libérale, avait récusé il y a deux ans. Sans doute s’agit-il, là encore, de signaux précurseurs de l’évolution des gauches en Occident.

Sur les privatisations, l’évolution française est également significative. Sur ce point comme sur bien d’autres en matière économique et européenne, Emmanuel Macron était complètement à rebours du courant idéologique contemporain. Il retardait de vingt ans. D’où ses propositions de poursuivre les privatisations, en particulier celle d’Aéroports de Paris et de la Française des Jeux. La crise des Gilets jaunes a remis les pendules idéologiques à l’heure. Les privatisations, reculées aujourd’hui, devraient être remises aux calendes grecques. Même la droite n’y est plus favorable, le Sénat a d’ailleurs voté contre en janvier dernier.

La fiscalité constitue un autre marqueur de ce retour de l’État, et en particulier la fiscalité sur les riches. Dans la zone euro, deux pays sur trois ont augmenté leur taux marginal de l’impôt sur le revenu depuis la crise, c’est-à-dire celui qui frappe les revenus les plus élevés. Sur ce sujet aussi, l’évolution politique de la gauche américaine est significative. Alexandria Ocasio-Cortez, la jeune élue démocrate en vue, vient de proposer de monter à 70 % ce taux marginal, c’est-à-dire de le doubler, puisqu’il est aujourd’hui à 37 %. Certes, il s’agirait de ne frapper que les très gros revenus – plus de dix millions de dollars annuels. Mais ce serait une rupture avec le mouvement de baisse enclenché par Ronald Reagan, en 1980. Elizabeth Warren, autre figure démocrate, propose quant à elle un impôt sur la fortune, au-delà de 50 millions de dollars d’actifs.

Sur la fiscalité aussi, Macron était à contretemps. D’où la suppression immédiate de l’ISF sans contrepartie et sans mesure équivalente, dans l’ampleur et le calendrier, pour les classes moyennes. Il l’a payé cher, avec un mouvement de colère populaire qui l’oblige à infléchir son quinquennat. Et le revirement a commencé. Les propositions fleurissent dans la majorité pour augmenter le taux marginal en France aussi. Gérald Darmanin, le ministre de l’Action et des Comptes publics, évoque quant à lui la suppression ou la réduction des niches fiscales qui profitent aux contribuables aisés. 2019 ne se passera pas sans qu’on mette un coup fiscal sur la tête des riches, le tout approuvé au nom de la justice fiscale par un Emmanuel Macron aujourd’hui plus en phase avec l’esprit des temps.

L’esprit des temps, c’est la chasse aux riches, et il n’y a guère que l’État qui puisse le faire, justement avec les impôts. Le sentiment, réel ou fantasmé, est qu’ils n’ont pas payé leur écot. Et qu’ils ont échappé en large partie aux conséquences de la crise économique, puisque leurs revenus ont progressé. Aux États-Unis, les revenus des 1 % les plus riches ont ainsi doublé entre 1990 et 2015, après prélèvements et transferts, alors que ceux de la classe moyenne n’ont progressé que d’un tiers. L’évolution n’est pas aussi forte en France, mais elle reste favorable pour les plus aisés.

Le climat change donc. Car, tout comme le degré d’ouverture des frontières commerciales, le niveau de la fiscalité pour les riches varie considérablement selon les époques. On pourrait imaginer qu’il soit le reflet d’analyses économiques solides et immuables, définissant une fois pour toutes le « juste » niveau de l’impôt… Eh bien pas du tout. Ce sont les considérations politiques qui prévalent, éminemment variables. Ce qui explique l’extraordinaire instabilité de l’impôt sur les riches au fil du XXe siècle. Très élevé pendant les crises ou les guerres – Roosevelt avait même porté le taux marginal à 91 % –, il descend en dessous de 40 % dans les phases de détente sociale et de mondialisation.

 

L’État va donc être plus interventionniste et plus taxateur. Surtout si la crise économique et financière réapparaît, comme c’est vraisemblable. Il faut s’attendre aussi à ce qu’il conteste, sinon remette sous tutelle, toutes les autorités indépendantes qui avaient été mises en place depuis trente ans : concurrence, régulation, etc. L’idée même d'« indépendance » vis-à-vis du pouvoir politique semble aujourd’hui saugrenue, et presque dangereuse. L’indépendance n’est plus la garantie que les décisions prises le soient au profit de la collectivité – au contraire.

Il est même vraisemblable que l’État aille jusqu’à reprendre le contrôle des banques centrales, émancipées en Europe après la ratification du traité de Maastricht, dans les années quatre-vingt-dix. À l’époque, si l’on a constitué ces organismes en autorités indépendantes, c’était pour protéger la monnaie contre les tentations du pouvoir politique. Tentations de dépenser plus qu’il ne faut, par exemple en faisant financer le déficit de l’État par la création de monnaie, ce qui augmente l’inflation et érode donc l’épargne et le patrimoine des citoyens. Mais les temps ont changé. Le président américain multiplie ainsi les critiques vis-à-vis du responsable de la Federal Reserve, Jay Powell, dans des termes d’une brutalité sans précédent, parce qu’il lui reproche de ne pas stimuler assez l’activité. Le Britannique Corbyn prévoyait, s’il arrivait au pouvoir, une gigantesque opération de création monétaire au profit des ménages… En Europe, les partis au pouvoir en Italie projetaient la mise en place d’une monnaie parallèle à l’euro, de façon à pouvoir utiliser le levier monétaire sans l’accord de la banque centrale européenne, à l’instar d’un Hjalmar Schacht dans l’Allemagne nazie des années trente. Ils ont renoncé, mais… pour combien de temps, alors que l’Italie retombe en récession au début 2019 ?

C’est toute la philosophie de la monnaie qui va changer. Dans les phases libérales, la monnaie et sa valeur constituent le point fixe autour duquel tout s’organise : les budgets des États, le niveau des salaires, la condition sociale des travailleurs, la liberté des mouvements de capitaux. C’est ce que nous connaissons dans la zone euro depuis vingt-cinq ans. Et même davantage en France, puisqu’il y avait eu auparavant la politique dite du « franc fort » – alignée sur Francfort, disaient alors les esprits chagrins. Dans ce système, le verrou, c’est l’indépendance de la banque centrale, qui protège la monnaie en luttant contre l’inflation. « Touche pas au grisbi ! », ce pourrait être les quelques mots inscrits au fronton de l’édifice, adressés à tous les gouvernements. De fait, le choix d’une monnaie forte n’est pas neutre. Il avantage les détenteurs de capitaux, qui profitent aussi de la liberté de déplacer leurs avoirs comme bon leur semble par-delà les frontières.

Le taux d’inflation est un curseur qui permet de répartir les richesses au sein d’un même pays. Une faible inflation profitera à ceux qui ont accumulé, plutôt les plus aisés, plutôt les plus âgés. Alors qu’une forte hausse des prix avantage ceux qui s’endettent, plutôt les jeunes, plutôt la classe moyenne, car elle érode la valeur des emprunts. C’est ce réglage qui va changer, de façon certaine si la crise financière se profile. La crainte de l’inflation et les règles de bonne gestion libérale de la monnaie vont être balancées par-dessus bord, et avec elle l’indépendance des instituts d’émission. C’est le pouvoir politique qui pourrait bien reprendre en main le contrôle de la monnaie, pour en faire justement un bien « politique », c’est-à-dire au service assumé du gouvernement et de ses objectifs. Inutile de dire que l’euro, notre monnaie unique, aura bien du mal à préserver à la fois sa géographie et ses règles, dans un tel contexte. Il faudra immanquablement, soit que les règles changent – peu probable, tant que les Allemands sont là –, soit que le périmètre de l’union monétaire soit modifié, en excluant les pays qui veulent bousculer les règles.

Reprise en main des frontières, restauration du pouvoir de l’État : il s’agit de « reprendre le contrôle », le slogan était d’ailleurs celui des partisans du Brexit, lors de la campagne électorale pour le référendum britannique de 2016. L’époque libérale enjoignait aux gouvernements et à la société de s’adapter à la liberté des acteurs économiques. Soyez flexibles, tel était le mot d’ordre. L’époque dirigiste qui s’annonce va faire le contraire exact, en établissant la prééminence du politique – jusque dans ses travers – sur l’économie, quitte à sensiblement contrarier celle-ci.

Dans son objectif de reprendre le contrôle, y compris sur ses propres citoyens, l’État de demain sera assisté par des instruments d’une puissance absolument sans équivalent dans l’histoire humaine, les nouvelles technologies associées à l’intelligence artificielle. Ici encore, l’inversion est en cours. À leur naissance, dans les années quatre-vingt-dix, l’internet et les technologies connexes ont été les auxiliaires du libéralisme. D’abord en offrant à chacun d’entre nous une liberté personnelle considérable, celle de parcourir la planète d’un clic, d’échanger avec quiconque instantanément et – croyait-on – de façon confidentielle. Ensuite en dynamitant toutes les rentes économiques assises sur l’ignorance des consommateurs. La faculté de tout comparer instantanément a donné un pouvoir sans égal à l’acheteur, au détriment du producteur et de ses petits secrets. Les prix ont baissé. Enfin, l’internet a aussi corrodé tous les pouvoirs, celui du politique, de l’enseignant, du scientifique, du journaliste, parce qu’il a diffusé gratuitement tous les savoirs. La rente du sachant a elle aussi été « libéralisée ».

Cette époque est révolue. Parce qu’elle a débouché sur un monde dangereux et sans repères, au moins pour la majorité des citoyens. Avec les dangers que constituent la montée des terrorismes, des mafias, les déstabilisations politiques orchestrées par des puissances étrangères. Depuis peu, nous réalisons que ces technologies n’étaient pas libérales par nature : elles offrent aussi à l’entreprise qui les exploite ou aux gouvernements un moyen de contrôle d’une précision terrifiante. Dans nombre de villes chinoises, les systèmes de reconnaissance faciale sont déjà opérationnels, ils permettent de comparer les traits d’un individu à une base de données d’un milliard de visages en quelques secondes… Les données collectées par les services de messagerie, désormais exploitables tant les puissances de calcul ont progressé, donnent à celui qui voudrait les utiliser le pouvoir de réduire à néant la vie privée des individus. Libérales lorsque le désir de liberté l’emporte, les nouvelles technologies deviennent liberticides lorsque le climat idéologique change…

Plus de frontières, plus d’État, plus d’impôts, plus de contrôles… Voilà donc le monde qui nous attend. Un monde où devrait prévaloir l’autoritarisme, jusque dans ses manifestations excessives. Si l’on se fie à l’Histoire, pourtant, cette phase ne sera que transitoire. Après les troubles des années trente, les démocraties ont fini par mettre en place les nouvelles règles et les protections que le monde d’avant ne parvenait pas à formuler : l’État-providence, né de part et d’autre de l’Atlantique, en Angleterre et aux États-Unis. La mise en œuvre de ces protections sociales, assurances retraite et santé, avec le rétablissement des frontières, a permis à la classe moyenne de connaître une progression de son niveau de vie sans équivalent. C’est à la construction de protections nouvelles qu’il faut s’atteler désormais. Nul doute que ce travail sera fait, et qu’il préludera à une longue période de croissance.

En 2029 ? Pourquoi pas.

 Il faut le dire une nouvelle fois, l’Histoire ne se répète pas mécaniquement. Mais elle nous offre, en matière économique, une leçon maintes fois vérifiée. Les âges libéraux finissent toujours mal, parce qu’ils finissent par ne prendre en compte que leurs bénéficiaires. La révolte du bon sens s’exprime alors sous une double forme. Économique, avec une crise qui vise à rétablir les équilibres financiers malmenés. Et politique, avec l’arrivée d’une nouvelle génération au logiciel idéologique rénové. Nous en sommes précisément là.

Quant à la France, elle traverse ces cycles avec une particularité, celle d’être toujours en retard sur l’heure idéologique dominante. Socialiste en 1981, alors que la révolution libérale va tout emporter, elle vote pour un président libéral en 2017, tandis que l’étatisme et le protectionnisme gagnent tous les continents ! Toujours à contretemps, elle finit pourtant par s’adapter. En 1983, le socialiste Mitterrand deviendra plus libéral qu’aucun de ses prédécesseurs, transformant la France pour faciliter l’intégration dans l’Europe. En 2019, Emmanuel Macron lui aussi tourne casaque, et renie ses promesses de campagne pour faire ce que lui demandent les électeurs. En 2029, la France aura fait le deuil de son libéralisme tardif. Elle sera tout à l’ivresse de son nouveau dirigisme dans un monde étrangement clos.

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