Dans les turbulences gravissimes du scandale Cahuzac, dans la dépression suscitée par la politique d’austérité, les Français peuvent légitimement penser qu’on leur a volé leur victoire arrachée à la présidentielle et que tout continue comme avant : l’affairisme en même temps qu’une politique à l’avantage du capital. Voilà le constat principal qui est au centre du livre que je viens d’écrire L’Étrange Capitulation (Editions Gawsewitch, 20,90€, 303 pages) et qui est publié ce vendredi.
Ce livre, qui tient la chronique stupéfiante des premiers mois du quinquennat de François Hollande, je l’ai d’abord conçu comme une invitation au débat. La crise démocratique ouverte par le scandale Cahuzac et la crise sociale accentuée par la politique d’austérité, invite à mon sens, à un sursaut et à tout le moins à une confrontation entre tous les courants de la gauche.
Un grand débat démocratique : voilà donc quelle est mon ambition au travers de cet ouvrage, dont on lira ci-dessous, en guise de première contribution, l’introduction :
-------------------------------
Dans les moments d’indignation ou d’accablement, il est des livres dans lesquels il est bon et utile de se replonger. Pour retrouver de la hauteur quand les temps sont médiocres. Pour retrouver de l’espoir quand l’heure n’en permet guère.
Au lendemain de l’élection présidentielle de 2012, j’ai donc éprouvé le besoin de relire L’Étrange Défaite, l’essai rédigé par le grand historien Marc Bloch (1886-1944) pendant l’été 1940 et publié pour la première fois aux éditions Franc-Tireur, en 1946, deux ans après son assassinat par la Gestapo - ce formidable essai que l’auteur a écrit pour raconter la débâcle française du mois de juin 1940, conséquence des stupidités et de l’arrogance de l’état-major, mais tout autant de la crise morale des élites françaises de l’époque. Je me suis immergé de nouveau dans cette lecture, pensant que j’y trouverai peut-être des clefs pour décrypter notre histoire présente.
Au premier examen, on se dira, certes, que ce rapprochement n’a pas grand sens. Pourquoi en appeler à Marc Bloch pour décrypter les débuts du quinquennat de François Hollande ? À l’évidence, les deux époques n’ont guère de points communs. À quoi bon, exhumer cette Étrange Défaite ? L’historien fut un républicain exemplaire, qui payât de sa vie ses convictions démocratiques et cette histoire-là est sans doute trop singulière pour que l’on cherche à y puiser des enseignements pour les temps présents.
Cette Étrange Défaite, c’est l’histoire, magnifiquement racontée, d’une France qui, en juin 1940, sombre presque d’elle-même, sous les avancées de l’armée allemande. Par la faute d’une hiérarchie militaire sclérosée ; de services de renseignements totalement incompétents ; d’un haut commandement suffisant et sourd aux malheurs de la troupe, qu’il envoie perpétuellement sur les mauvais fronts. Et puis, surtout, c’est l’histoire d’un pays, qui traverse une crise morale majeure ; un pays dont les élites se sont discréditées dans les scandales ; dont les gouvernements récents ont sans cesse capitulé devant les techniciens ; dont la presse, elle aussi, n’assume plus sa mission démocratique et, gangrenée par l’affairisme, ratiocine sans cesse les mêmes fausses évidences. C’est, en somme, l’histoire inédite d’un pays en crise qui s’effondre presque de lui-même. Dont les élites n’ont pas assumé leurs responsabilités. Dont les partis démocratiques ont largement fait faillite.
Et même les partis de gauche, ceux du Front populaire, n’échappent pas à la critique acerbe et lucide de l’historien. Nul parti pris ! Marc Bloch connaît mieux que d’autres l’histoire du mouvement ouvrier et a pour elle de la sympathie. Mais en ces temps de tourmente, la gauche aussi a été défaillante et l’historien le constate avec férocité et consternation : « Je n’ai nulle envie d’entreprendre ici l’apologie des gouvernements de Front populaire. Une pelletée de terre, pieusement jetée sur leurs tombes : de la part de ceux qui, un moment, purent mettre en eux leur foi ; ces morts ne méritent rien de plus. Ils tombèrent sans gloire. Le pis est que leurs adversaires y furent pour peu de choses ». Et ces mots-là, il faut les soupeser. Car c’est le cœur de l’implacable démonstration de l’historien. Oui, tout est là ! « Le pis est que leurs adversaires y furent pour peu de choses ».
Et plus loin, dans sa chronique de la débâcle française, il a ces formules tout aussi cruelles : « Mal instruit des ressources infinies d’un peuple resté beaucoup plus sain que des leçons empoisonnées ne les avaient inclinés à le croire, incapables, par dédain comme par routine, d’en appeler à temps à ses réserves profondes, nos chefs ne se sont pas seulement laissé battre, ils ont estimé très naturel d’être battus ».
C’est cela l’Étrange Défaite : c’est l’histoire d’un pays qui est vaincu d’abord par sa propre faute. Parce que le commandement militaire s’est coupé de la troupe, mais tout autant parce que les gouvernements successifs se sont coupé du peuple. Parce que la démocratie a été trop fortement pervertie par des dérives incessantes sans que nul ne se soucie de la refonder, de lui redonner vie.
Alors pourquoi faudrait-il convoquer cette histoire aussi particulière pour s’appliquer à en décrypter une autre qui, en apparence, ne présente aucun point commun, celle de la gauche, au lendemain de la victoire présidentielle de François Hollande en 2012 ? J’entends par avance mes détracteurs. C’est un mauvais procédé : les deux époques sont trop dissemblables pour que l’on cherche des leçons dans la première qui puissent être utiles pour mieux comprendre la seconde.
Et puis, surtout, j’entends par avance ce reproche majeur : appeler Marc Bloch comme témoin pour faire le procès de François Hollande, c’est une très mauvaise manière. D’autant que le dirigeant socialiste a été élu pour un quinquennat. C’est donc au terme de ce mandat qu’il faudra juger de son action. Prenons donc garde aux procès bâclés et laissons au nouveau président de la République le temps d’engager les réformes annoncées. Selon le vieux précepte mitterrandien, donnons du temps au temps…
J’entends d’autant mieux ces objections que François Hollande, lui-même, a plaidé, en quelque sorte, les circonstances atténuantes. Arguant à bon droit de la crise économique historique qui secoue l’Europe et notamment la France, il a fait valoir qu’il lui faudrait au moins deux bonnes années pour redresser le pays et remettre en particulier ses finances en ordre. Deux bonnes années, en 2013 et 2014, pendant lesquelles des sacrifices seront demandés à chacun. Mais après, a-t-il promis, le gouvernement de gauche entrera dans une nouvelle phase de son action, et les Français recueilleront les fruits des efforts consentis.
Bref, c’est donc sur la durée de son quinquennat que François Hollande a lui-même demandé qu’on dresse le bilan de son action. Et au premier examen, la demande apparaît légitime. Avec plus de 5 millions de demandeurs d’emploi toutes catégories confondues, avec bientôt 10 millions de pauvres, avec en endettement public qui n’a jamais été aussi calamiteux, avec aussi une crise démocratique aggravée par cinq années de sarkozisme, c’est un pays dévasté dont François Hollande assume aujourd’hui la présidence.
Du temps, il faut donc assurément lui en donner. Sans lui faire un procès hâtif. Sans s’empresser de crier à la trahison à la première hésitation –dans ses différentes composantes, la gauche radicale y excelle malheureusement trop souvent. Du temps, oui, il faut lui en donner. Car le pays traverse de nouveau une page sombre de son histoire, rongé qu’il est par une crise économique historique, une crise sociale majeure, et tout autant une crise démocratique et morale gravissime, avec en arrière fond une montée du populisme, de la xénophobie et de l’extrême droite.
Et pourtant, est-ce du temps dont François Hollande a le plus besoin ? Dans les atermoiements des débuts de son quinquennat, est-ce cela qui est en cause ? En vérité, du temps, le pays serait naturellement disposé à lui en consentir. Pour peu que les choses avancent au moins dans le bon sens, fut-ce lentement. Pour peu qu’une dynamique soit enclenchée, même si cette dynamique est parfois entravée par des tergiversations, sinon même des reculs – quel gouvernement n’a pas commis de maladresses ou malmené quelques promesses ? L’important, c’est au moins que le nouveau gouvernement cherche à faire bouger les lignes. À contenir les dérives de cette finance dérégulée qui a mis la planète à feu et à sang depuis 2007. À remettre un peu de justice sociale, dans un pays où la précarité et la flexibilité ont fait des ravages depuis près de trois décennies. À commencer à refonder une démocratie qui a été malmenée par cinq années de sarkozisme – au moins cette réforme-là ne coûte-t-elle pas un sou ; elle est juste affaire de volonté !
Du temps, François Hollande est donc assurément en droit d’en demander au pays. Pas forcément pour « changer la vie » - comme le « peuple de gauche » l’a si fortement espéré en 1981. Au moins pour commencer à changer une société qui est devenue si gravement inégalitaire. Juste commencer. Juste essayer…
Or, tout est là! C’est une histoire stupéfiante et sans précédent pour la gauche qui commence avec la victoire de François Hollande à l’élection présidentielle. Non pas que les socialistes français n’aient pas connu des revers et de graves échecs dans leur longue histoire. Mais, dans le passé, avant d’échouer sinon même avant de se renier, au moins ont-ils tenté, dans un premier temps, d’honorer leurs engagements. Au moins ont-ils cherché à faire voter des réformes sociales ; à retoucher, ne serait-ce qu’à la marge, les règles de fonctionnement du capitalisme. Oui, au moins ont-ils à chaque fois essayé. Au moins ont-ils commencé à faire ce qu’ils avaient promis.
Ce fut le cas sous le Front populaire, qui fit de formidables réformes sociales, parmi lesquelles les congés payés, avant de se heurter au « mur de l’argent » - celui-là même auquel, dix ans plus tôt, le Cartel des Gauches s’était heurté, ce qui avait provoqué sa chute, en juillet 1926. Ce fut le cas encore en 1981, quand la gauche victorieuse chercha à « changer la vie », avant de venir se fracasser sur l’autre « mur », celui de la contrainte extérieure, et de se convertir à une rigueur sans fin. Ce fut le cas enfin en 1997, quand Lionel Jospin chercha à sortir les socialistes de l’ornière libérale dans laquelle elle avait versé avec Pierre Bérégovoy (1925-1993), avant finalement de céder à son tour, face aux avancées du nouveau capitalisme anglo-saxon.
Mais, à la différence de ces illustres prédécesseurs, François Hollande, lui, ne cherche pas un seul instant, une fois élu, à résister. C’est ce qu’il y a d’inédit et de stupéfiant dans son histoire : à l’instant même où il entre à l’Élysée, il conduit une politique qui par bien des aspects prolonge celle défendue et mise en œuvre auparavant, à quelques petits symboles près, par Nicolas Sarkozy. C’est, sur le champ, la mise en œuvre du sinistre principe que Tancredi professe à l’oreille de son oncle, le Prince de Salina, dans le Guépard de Lampedusa (1896-1957): « Il faut que tout change pour que rien ne change ».
Et, à bien y réfléchir, c’est en cela que la lecture de Marc Bloch est malgré tout riche d’enseignements. Car dans ce va-et-vient historique entre deux périodes aussi dissemblables, sans doute faut-il prendre d’infinies précautions. Sage prudence : comparaison n’est pas raison ! Mais envers et contre tout, il y a dans la lecture de Marc Bloch comme un fil conducteur qui offre aujourd’hui encore de précieux repères.
D’abord, d’une époque à l’autre, le ressort principal de l’histoire semble identique. Car c’est effectivement une Étrange Défaite vers laquelle semble vouloir courir François Hollande depuis le premier jour de son accession à l’Élysée. Ou, à tout le moins, les débuts de son quinquennat ressemble à cela. À un étrange renoncement. Avec au bout de la route, une défaite malheureusement prévisible pour les socialistes, et un nouveau regain de tous les populismes. Et peut-être même, l’inquiétante victoire un jour d’une droite qui après avoir fait sienne les idées du Front national serait disposée à s’allier avec lui pour gouverner le pays.
C’est cela aussi la terrible résonance de l’Étrange Défaite, qui tient la chronique de cette année 1940, mais qui fonctionne aussi comme un miroir. On se prend à redouter qu’à l’image d’un Front populaire vaincu et résigné, votant les pleins pouvoirs à Pétain, la gauche d’aujourd’hui puisse, même à son corps défendant, par lâcheté ou par faiblesse, conduire une politique tellement contraire aux intérêts de son électorat que cela finisse par préparer les conditions d’une victoire du camp d’en face -un camp qui n’a plus de frontière étanche avec l’extrême droite.
Avec force, Marc Bloch reproche aux gouvernants de son époque d’avoir déposé « avant l’heure les armes ». Alors, observant cette course à l’échec dans laquelle semblent être pris aujourd’hui les dignitaires socialistes, la terrible formule de Marc Bloch revient immanquablement à l’esprit. Et elle fonctionne comme un rappel ou une solennelle mise en garde : on se prend à penser que les hiérarques socialistes seraient bien avisés d’y prendre garde, eux qui ont déposé les armes le jour même de l’accession de François Hollande à l’Élysée, car sinon elle augurera, forcément, la plus cinglante et la plus désespérante des défaites : « Ils tombèrent sans gloire. Le pis est que leurs adversaires y furent pour peu de choses ».
Cette sidérante volte-face à laquelle on assiste dès que François Hollande accède à l’Élysée, il faut donc s’appliquer à la décrypter et à la mettre en perspective – c’est la première ambition de cet essai. Prolongation de la politique budgétaire d’austérité ; abandon de la réforme fiscale promise par les socialistes ; mise en œuvre d’une réforme pour stimuler la compétitivité des entreprises quasi-identique à celle défendue par la droite et les milieux d’affaires ; reprise par le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, de thématiques sécuritaires ou xénophobes défendues sous le quinquennat précédent : au lendemain du 6 mai 2012, le « peuple de gauche » peut, jour après jour, éprouver le sentiment qu’on lui vole sa victoire et que tout, ou presque, continue comme avant, l’hystérie sarkoziste en moins.
Mais il faut aussi comprendre les raisons de ce naufrage annoncé de la gauche – et c’est la seconde ambition de ce livre. Car, indéniablement, la gauche est à un tournant de son histoire. Sous les Trente Glorieuses, elle pouvait encore avoir l’ambition de conduire une politique réformiste. Mais, au lendemain de l’effondrement du Mur de Berlin, sous les avancées d’un capitalisme anglo-saxon beaucoup plus intransigeant, construit sur la tyrannie du capital sur le travail, la gauche est devenue au fil des ans de plus en plus impuissante. Au point de ne plus avoir d’énergie du tout. Ni âme, ni volonté…
Déjà, sous Lionel Jospin, on avait pu percevoir des premiers signes d’impuissance ou de renoncement. Face à ces avancées du capitalisme anglo-saxon, face à la tyrannie qu’il exerce sur les politiques publiques, l’ancien premier ministre socialiste avait, à plusieurs reprises, laissé percer sa lassitude, au travers de formules tristement célèbres. De « l’État ne peut pas tout » jusqu’à « mon projet n’est pas socialiste », on avait pu sentir que les socialistes étaient pathétiquement en porte-à-faux dans un monde sur lequel il n’avait plus prise. On avait pu sentir, en bref, une sorte d’essoufflement.
Et c’est précisément ce que révèlent de nouveau les débuts du quinquennat de François Hollande – mais en beaucoup plus grave encore. C’est à un point de bascule d’une histoire longue que nous sommes arrivés : la gauche n’est plus, voilà tout. Peut-être pourra-t-elle plus tard être reconstruite sur d’autre bases. Mais pour l’heure, la gauche n’a plus ni doctrine, ni ressort. La gauche de gouvernement, s’entend. On ne peut pas même lui faire le grief de trahir ses électeurs en même temps que ses valeurs –, – elle n’en a plus. La gauche n’est plus voilà tout, plus même capable de mesurer qu’elle creuse dangereusement les souffrances sociales du pays et nourrit le vote protestataire.
Il m’a semblé urgent d’en faire le constat méticuleux – tout de suite, pas à la fin du quinquennat car ce qui se joue est trop grave - et d’essayer d’en cerner les raisons profondes. Parce que l’histoire n’est en vérité jamais écrite. Du moins, espérons-le…
De son livre L’Etrange défaite, Marc Bloch dit qu’il est le « procès-verbal de l’an 40». Alors, avec beaucoup de modestie mais beaucoup de minutie, essayons aussi d’établir le « procès-verbal » de cette année 2012-2013. Le « procès-verbal » d’une étrange capitulation…
Par Laurent Mauduit